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01/12/2011

l'orgue de Corbara retrouve son éclat:1°/ restitution du décor du buffet/tribune/tambour

L'orgue de Corbara vient de retrouver sa voix et son esthétique du début XIX° siècle

1°/ la restitution du décor du buffet/tribune / tambour par l'atelier d' Ewa POLI

Classé Monument Historique par arrêté du 18 janvier 2007, l'orgue Agati-Tronci (1890) de la Collégiale A Nunziata de Corbara vient de faire l'objet d'un excellent relevage sous la direction de Michel COLIN, Technicien - Conseil agréé pour les Monuments Historiques.

Le relevage de la partie instrumentale de l'orgue a été confié à Alain FAYE et Alain SALS, la restauration du décor du buffet, de la tribune et du tambour à Ewa POLI.

Commençons par la partie la plus visible : la transformation saisissante de l'ensemble buffet/tribune/tambour:

 

46 Orgue-Corbara volets ouverts1.jpg

Voici cet ensemble tel que nous avions l'habitude de le voir depuis des lustres, imposant par sa taille et son architecture, uniformisé sous ses repeints tardifs (fin XIX° siècle, lors de la reconstruction de l'orgue par la firme Agati Tronci) et lourdement vernissés.

 

orgue de Corbara restauré blog.jpg

Le voici aujourd'hui, restitué par l'atelier d'Ewa Poli après de longs mois d'un travail minutieux et plein d'embûches, récompensé par de belles découvertes ...

Il ne manque plus que les deux anges buccinateurs, miraculeusement retrouvés et en cours de restauration, qui retrouveront bientôt leur envol, au-dessus du buffet. Ils étaient en très fâcheuse posture et leur restauration a tenu de la chirurgie réparatrice des plus pointues ...

 

anges retrouvés.jpg

... des anges "à la Saladini", comme ceux de Costa ou de Speloncato:

l'ange de gauche.jpg

ici, à Costa:

là aussi, feu l'ami Pierre Sibieude avait dû mettre tout son talent pour consolider et rendre à leur état initial les anges existants, ravagés par les prédateurs xylophages ...



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le travail en cours , dégagement centimètre par centimètre ...

détail central de la tribune.jpg

Un travail extrêmement délicat pour retrouver la grande qualité de ce décor en chiquetage ou mouchetage, des faux marbres, pour restituer l'argenture ... Cet ensemble nous rappelle irrésistiblement le petit orgue de Costa, ici sous la voûte peinte par Francescu Giavarini autour de 1820:

orgue Costa entier blog.jpg

Le type de décor en chiquetage ou mouchetage n'apparaît en Corse que sur les buffets de Corbara, de Costa et sur les panneaux entourant le clavier du précieux petit orgue (Marracci 1780) de La Porta.

"Dans les deux cas, divers indices plaident pour évoquer l'hypothèse vraisemblable d'instruments antérieurs à leur présentation actuelle. A Costa, la rambarde, réemploi manifeste, signale un transfert après les temps révolutionnaires. A Corbara, il pourrait s'agir d'un transfert interne. Il paraîtrait en effet tout-à-fait curieux qu'une collégiale aussi bien dotée, regorgeant d'orfèvrerie, de somptueux vêtements liturgiques, et déployant une telle magnificence dans l'emploi du marbre, n'ait pas disposé d'un orgue dès le XVIII° siècle"

( Michel Foussard, alors technicien conseil agréé pour les orgues historiques,  complément d'étude pour le relevage de l'orgue de Corbara, 2008)

Une même date, 1819, la seule retrouvée dans les deux cas, apparait à Costa comme à Corbara

costa clavier et pédalier  et signature blog.jpg

 A Costa,  c'est la signature de l'artiste décorateur qui signale ostensiblement son oeuvre au-dessus du clavier: BERNARDO ZIGLIARA CYRNENSI AB ALGAJOLA INAURATORE ANNO DOMINI. 1819. 9 APRILIS

volet Davia et date.jpg

A Corbara, la date sur le volet (gauche) peint représentant sainte Cécile - sous les traits, dit la légende, de Davia, sultane du Maroc ...

volet David et signature Giavarini.jpg

et la signature de Francescu Giavarini sur le volet (droit) du Roi David

 

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"F. Giavarini dipinse"

Enfin,

" Nous relevons la même parenté d'architecture sur les buffets de Costa et de Corbara, où le fronton s'avère toutefois plus lourd, bien qu'identique dans sa ligne, à celui de Costa. Nous retrouvons ce dessin dans un grand nombre de buffets réalisés par Anton Giuseppe Saladini (1763 - 1841). Il se pourrait que le buffet de Costa, d'un raffinement de dessin et d'exécution bien supérieur, témoigne d'une main accomplie du XVIII° siècle, et provienne, tout le suggère, d'un transfert après les saisies révolutionnaires. Son décor peint aurait alors été entièrement repris par Zigliara, assez probablement sur un existant dégradé.

 

Le décor d'attique, en revanche, avec ses volutes, son soleil, ses angelots, porte à l'évidence la marque d'Anton-Giuseppe Saladini, tants le thème, et l'exécution, se retrouvent dans maints de ses instruments postérieurs. Rajouté sans doute à Costa lors de l'installation de l'instrument dont nous ne connaissons pas la localisation première, il pourrait de même couronner à Corbara un orgue plus ancien. (...)

(...)  tout le détail des motifs sculptés, soleils, rinceaux, têtes d'angelots ou d'hommes, fleurs, volutes ... sur les buffets, coques, et tambours de Costa et de Corbara portent la forte marque d'Anton-Giuseppe, telle qu'on la reconnaît contamment dans ses oeuvres. Leur décor peint, vert et or, s'y retrouve tout de même invariablement reproduit. (...)

(Michel Foussard, idem)

L'hypothèse de Michel Foussard s'est trouvée confortée par la découverte, lors de la restauration par Ewa Poli, d'une signature au crayon d'Anton Giuseppe Saladini,

Corbara signature Saladini blog.jpg

difficilement lisible, mais l'on distingue clairement:

" ANTONIO JOSEPH SALADINI SPELONCATO HOC OPUS FECIT(?)

Rappelons qu'Anton Giuseppe Saladini, originaire de Speloncato, fut un artisan ébéniste de grand renom à son époque - à cheval sur le XVIII° et le XIX° siècles - , doué d'un savoir-faire diabolique, disait-on : on parlait de lui jusqu'à Bastia en disant "ce diable d'homme"!  Notons au passage qu'il faisait aussi partie de la confrérie de Costa , en même temps que de celle de Speloncato, ce qui conforte la conviction qu'il travailla également sur l'ensemble tribune et buffet de l'orgue de Costa.
 

Un grand coup de chapeau à Ewa Poli et son équipe pour cette magnifique restitution parsemée d'embûches et d'heureuses découvertes ...

(à suivre pour le relevage par Alain Faye et Alain Sals de la partie phonique de l'orgue de Corbara )

 

 

 

 

 

 

28/11/2011

Le précieux voile de Véronique (El Greco à Tolède, suite)

 

Regards:

la sainte Véronique du Musée Santa Cruz à Tolède

sainte Veronique musée sta Cruz.jpg

  Dialogue silencieux et mise en abîme:

ste Veronique tenant le voile  musée sta Cruz Tolède détail véronique.jpg

Elle

surgie

décentrée d'une nuit noire

donnant à regarder

  la Face miraculeuse

détournant son pâle visage

perdue au-dedans d'elle-même

ne voulant plus voir

n'ayant plus besoin de voir

d'amour

ce qui s'est imprimé dans son coeur

la ste Face de Veronique.jpg

 Lui

qui l'a regardée

  te regarde bien en face

pas du regard de l'Inquisition

d'un oeïl  qui sonde et l'autre qui sourit

  sous la couronne d'épines

sanglantes mais pas trop

fixé sur la trame d'un simple torchon

plus que d'un voile préfigurant le linceul

mais bien vivant

sous l'ondulation des longs cheveux

  répandus sur le tissu

non pas collés de sueur ou d'angoisse

avec la douce barbe qui frisotte

de celles qui ne blessent pas au baiser

qu'on aurait presque envie de toucher

du bout des doigts

pour lui caresser le menton

pour vérifier que c'est bien lui

mais on n'ose pas

et puis

depuis tout ce temps

figure de même substance

tirée de notre nuit

 

(à suivre)

Parmi les innombrables oeuvres attribuées au Greco ou à son atelier, disant et redisant souvent avec génie, ressassant à satiété les thèmes réclamés par les commanditaires, celle-ci, comme une icône baignant dans un silence musical, fait partie de ce qui nous touche le plus: langage mystique plus que religieux, poétique plus que polémique, lumineux plus que descriptif.

(On est loin de la vision hollywoodienne de la Passion, version Mel Gibson ...) 

 


23/11/2011

El Greco à Tolède : la "nuit obscure" de l'Ame

L'ardent cantique de l'âme:

portraits des Apôtres d'El Greco

( Dhomenikos Theotokopoulos, Candie en Crète 1541 - Tolède 1614 ),

en compagnie de saint Jean de la Croix:


"En una noche oscura

con ansias en amores inflamada

oh dichosa ventura

sali sin ser notada

estando ya mi casa sosegada " ( ...)

 

" Par une nuit obscure,

Ardente d'un amour plein d'angoisses,

Oh! l'heureuse fortune!

Je sortis sans être vue,

Ma maison étant désormais accoisée 


A l'obscur et en assurance,

Par l'échelle secrète, déguisée,

Oh! l'heureuse fortune!

A l'obscur et en cachette,

ma maison étant désormais accoisée.


Au sein de la nuit bénie,

En secret - car nul ne me voyait,

Ni moi je ne voyais rien -

Sans autre lueur ni guide

Hors celle qui brûlait en mon coeur.


Et celle-ci me guidait,

Plus sûre que celle de midi,

Où Celui-là m'attendait

Que je connaissais déjà,

Sans que nul en ce lieu ne parût.


O nuit! toi qui m'a guidée,

O nuit! plus aimable que l'aurore,

O nuit! toi qui as uni

L'Aimé avec son aimée,

L'aimée avec son Aimé transformée.


Sur mon coeur couvert de fleurs,

Qui se gardait, entier, pour lui seul,

Il reste là -endormi-

Et moi, je le caressais,

L'éventant de l'éventail des cèdres.


L'air qui soufflait du créneau,

Quand je lui caressais les cheveux,

De sa main sereinement

Venait me blesser au cou,

Et tenait en suspend tous mes sens.


Je me tins coi, dans l'oubli,

Le visage penché sur l'Aimé.

Tout cessa. Je restai là,

Abandonnant mon souci,

Parmi les fleurs des lis, oublié."

(La montée du Mont Carmel)


 

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(les fleurs de l'Assomption, vers 1612, Musée Santa Cruz)


St Pierre larmes blog.jpg

(les larmes de saint Pierre: attribué au Greco ou à son atelier )

à écouter, Roland de Lassus: 

http://youtu.be/zjHVO0MU0g8

"Où T'es-Tu caché, Ami,

Toi qui me laissas dans les gémissements?"


 

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le saint Luc de la sacristie de la Cathédrale de Tolède. La série des Apôtres de la cathédrale fut exécutée, pense-t-on, entre 1601 et 1610.

 

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 douceur mystique du visage allongé,  strabisme troublant de ce regard perdu en dedans: le strabisme de l'âme .

C'est peut-être un autoportrait


 

Voici le dernier cycle des "Apostolados", peinte par El Greco entre 1610 et 1614, juste avant sa mort. Cette série avait été peinte à l'origine pour l'hôpital de Santiago à Tolède.

On peut aujourd'hui l'admirer au Musée d'El Greco à Tolède, où la proximité des toiles rend encore plus intense la rencontre de ces visages souvent inachevés ...

saint Pierre musée Greco.jpg

Saint Pierre

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et son visage

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saint Paul

 

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saint Jean: tenant la coupe empoisonnée.

Probable intervention des collaborateurs de l'atelier.

 

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son visage juvénile ...

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et sa main:

réminiscence de l'art premier de Greco le Crétois

 

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saint Barthélémy

St Barthélémy blog.jpg

Puissant!

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saint Jacques Majeur

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et son visage, si proche

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Saint Jacques Mineur

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son visage, avec cette assymétrie troublante ...

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et sa main

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Saint Thomas

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et son visage ...

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saint Philippe

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son visage: le nez pointu, une constante.

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Saint André

 

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et son visage ...

 

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Saint Jude Thaddée

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et son visage: un oeïl interrogatif pour vous scruter, l'autre pour le dedans

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Saint Simon

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et son visage: concentré sur le Livre

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Saint Mathieu

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son visage: nulle frontière entre le dehors et le dedans, rien n'est fermé, tout est passage

 

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... et sa main ...

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enfin, le Christ Rédempteur,

comme une icône de Christ Pantocrator

 

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mais les yeux dans les yeux.

"O vive flamme d'amour

Qui navres avec tendresse"

(Saint Jean de la Croix)

à écouter: Manus tuae Domine, Cristobal de Morales

http://www.youtube.com/watch?v=WuHZnghwtJQ&feature=colike

 

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Le Greco, partagé à Tolède avec mon Pierre, le bon apôtre:

un vrai air de famille ...



(à suivre)


 

 

 

05/11/2011

un cycle de civilisation

 

avec Roger Caillois,

à méditer par tous nos hommes politiques dans la tourmente:

"Les textes de l'ancienne littérature chinoise relatifs à la fondation d'un ordre neuf semblent admettre que le pouvoir ne s'exerce pas sans s'épuiser et se corrompre"

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"Or les philosophes soulignent qu'ils n'ont jamais entendu dire que l'Empire eût été réformé par quelqu'un qui ne sétait pas d'abors réformé soi-même, et encore moins par quelqu'un qui s'était déformé soi-même (car il aurait déformé le peuple en lui donnant pour principes les erreurs auxquelles il s'abandonnait).

Tout concorde ainsi à démontrer que l'instaurateur d'un ordre nouveau ne doit être ni avide ni emporté. Ces commandements s'étendent aux souverains:" Le Fils du Ciel, est-il prescrit, cultive des concombres et des fleurs. Il n'amasse ni ne thésaurise les moissons." Il donne l'exemple de la modération. Les mauvais princes sont des accapareurs. Ils profitent de la puissance.

(...)

Les monstres qui sévissent durant le règne des tyrans sont bannis. La Vertu se reconstitue après l'apogée de la violence et de la fraude. (...) On distingue avec éclat où résidaient l'ordre et la durée et où, le désordre et l'infamie. Les prestiges s'évanouissent, la fantasmagorie se dissipe. La maîtrise de soi triomphe du vertige. Les calamités sont conjurées. Une Vertu jeune et efficace préside aux relations humaines. Et jusqu'à ce qu'elle s'épuise et se corrompe, le bonheur et la justice sont assurés, autant qu'il se peut dans un monde où les démons gardent tant d'accès."

 

(Roger Caillois, en 1942 dans " Le rocher de Sisyphe", chapitre II: l'ordre nouveau - Gallimard)

http://youtu.be/gAjwzyeMctw



 

01/11/2011

La Mort transfigurée 2ème partie

Suite  : 

voceru, caracolu,  office des morts, Mazzeri, Squadra d'Arozza, dolmens ...

 

 

 

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(photo Tomas Heuer)

Je connais un tel cheval gravé dans la pierre, venu de la préhistoire et réutilisé sous l’arc triomphal d’une antique église.
( Hélas , entre temps, cette "petra scritta" a disparu, détruite ou emportée? Elle se trouvait à l'église Santa Maria, à côté du baptistère san Giovanni de Corte.)
A ce propos, on a souvent vu passer une funèbre cavalcade dans les montagnes : lorsque quelqu’un mourait loin de chez lui, on l’installait, une planche de chaque côté du buste pour le maintenir droit à califourchon sur son cheval, un bâton fourchu sous le menton, et c’est ainsi qu’il regagnait son village… …

Même en cas de mort naturelle, voceru, caracolu, et chjerchju (ronde funèbre exécutée par les hommes en l’honneur d’un mort)  ritualisaient d’une façon toute païenne le passage dans l’au-delà et l’on comprend sans peine les interdictions édictées par les évêques successifs : dans ces pratiques magiques, ces cultes des morts, les responsables religieux sentaient bien leur échapper le monopole du sacré. Quoi qu’il en soit, on a pu dire du vocero qu’à travers cette extériorisation codifiée et dramatique de la douleur, des sentiments les plus violents, les plus « inhumains », il constituait une véritable catharsis pour la communauté, une libération de ses tensions.

J’ai souvent assisté, lors de la séparation, au jaillissement de la plainte profonde, en dépit d’un bon ton actuel qui a fini par imposer un silence « civilisé » à  la cérémonie et renvoie à sa solitude muette toute âme souffrante. Cette lamentation irrépressible, hululée du fond de la nuit ( c’est u scucculu) , ce mouvement convulsif du corps tordu dans sa douleur ( u bisciu, comme un serpent) nous communiquent leur angoisse. L’Eglise, il est vrai, a cherché à adoucir et uniformiser les rituels funèbres et abandonne peu  à peu les grands textes de la peur : le Dies Irae, le Libera me, même si ce dernier chant résiste bien dans nos églises, poignant adieu chanté près du corps avant le départ pour le cimetière.

L’évolution du monde contemporain atteint toutes les couches de la société en Corse comme ailleurs, et a fait de chacun dans l’île un consommateur de produits calibrés aussi performant qu’ailleurs. Pourtant,  même si, avec l’affaiblissement du fait religieux, les Corses ne se définissent plus aussi clairement comme « i Cristiani » face à tout envahisseur potentiel,  les funérailles religieuses manifestent toujours ce nécessaire resserrement de la communauté autour de l’individu, en particulier lorsque le village s’exprime par la voix de sa confrérie.  Une mort individuelle réussie se partage, j’allais dire « se consomme » en famille, entre amis, même avec les ennemis. Elle renforce la sociabilité des vivants  et offre au défunt une ultime fête collective qui l’aidera à trépasser définitivement, à trouver sa place dans l’au-delà.

Un bon défunt est un mort qui accepte ses nouvelles limites: faute de quoi son esprit peut être condamné à errer dans une insatisfaction perpétuelle, seul ou rejoignant la bande des âmes en peine (la mubba, procession de porcs fantômes passant devant les maisons, la nuit), dans la campagne, toujours prêt à se glisser dangereusement entre deux eaux au passage des gués, 

 

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(photo Elizabeth)

à tendre sans relâche l’embuscade aux vivants dans les mouvances du brouillard, dans les ardeurs meurtrières de la canicule à l’heure de midi ( l’heure sans ombre) , dans les lueurs incertaines de l’aube ou du crépuscule… Il est donc important de contenter l’esprit du mort, de rassurer sa communauté  et de ne pas bâcler la cérémonie de l’adieu.

Il y a peu, ainsi que me l’a raconté un homme âgé d’un village de la Balagne des montagnes, lorsque quelqu’un était proche de sa fin, on avertissait les membres de la confrérie du village, c’est-à-dire ces laïcs associés pour donner l’exemple de la vie chrétienne .A l’époque, les Corses étaient encore dans leur ensemble profondément religieux, la confrérie organisait7 en particulier la charité, faisant office de « sécurité sociale », pourrait-on presque dire, et rendait avec le plus de faste possible les devoirs funèbres à tous, pauvres ou riches. Ces confrères, donc, vêtus de leur habit spécifique, robe ceinturée d’une cordelière et cape consacrée dont la couleur varie selon la confrérie, partaient en procession la nuit venue, au son du glas, le cierge à la main, et traversaient le village en chantant des psaumes de pénitence pour porter le réconfort de toute la communauté à celui ou celle qui se mourait… On peut supposer qu’entendant s’approcher les chants lugubres des confrères, l’infortuné achevait de mûrir son agonie, facilitant la moisson de a Falcina.

Deux jours après la mort, la confrérie se mettait à nouveau en mouvement pour chercher le corps du défunt, toujours en habit et précédée de la bannière de  a Morte : cette bannière peinte sur ses deux faces montre souvent d’un côté le Christ en Croix, accompagné, à ses pieds, de deux confrères en habit de pénitent, la cagoule rabattue sur le visage. Sur le revers s’illustrait avec la plus grande liberté l’effroyable activité de la Faucheuse , digne héritière des danses macabres peintes lors des grandes épidémies de peste du 14ème siècle.

* Personnalisée, tantôt menaçante, tantôt rêveuse, tantôt élégante, un rien maniérée, tantôt affligée, tantôt déployant à grandes enjambées son énergie destructrice, la Mort fauche.

                
 
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 Bannière avec "a Falcina"

Les confrères transportaient le corps à l’église (si le mort était lui-même membre de la confrérie, on l’enterrait dans son habit), l’exposaient devant le choeur sur cette sorte de brancard spécifique, u catalettu, le catafalque, paré de noir et entouré de cierges allumés payés par la confrérie. Les confrères prenaient place autour du mort et là, devant la communauté et en dehors de toute présence sacerdotale, se chantait l’Office des Morts : des chants, pour cette occasion, d’une grande beauté tant par les textes (le Livre de Job) que par leur mélodie simple et « berçante ». Je me suis souvent dit que ces chants, comme les lamenti des morts,  les apparente, par la douceur oscillante de leur mélodie au monde des berceuses. Même u catalettu  me semble un berceau des morts : dans une église de la région proche du Ghjunsani, j’ai vu un Enfant Jésus emmailloté dans ses langes, le corps rempli et sanctifié par de la terre sainte, installé dans un petit berceau « prémonitoire » de même forme que le catalettu…

                                                    

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     l'Enfant Jésus - photo Tomas Heuer:                                              

 

 Le prêtre ne venait qu’après cet Office et célébrait enfin avec solennité la Messe des Morts, avec le concours des chantres de la confrérie. Dans de nombreuses régions de Corse, en particulier dans « l’En-Deçà des Monts » (le Nord de l’île), ces chants sont polyphoniques, en paghjella, et magnifient les cérémonies. Chaque village créant son air original, son versu, et manifestant un tempérament différent d’un village à l’autre, la compétition était serrée, l’on s’enviait les meilleurs chanteurs, surtout lors des enterrements : le cher disparu bénéficiait ainsi d’un adieu irremplaçable, chaque cérémonie funèbre proclamant la beauté et la cohésion de cette communauté… Un repas funèbre, a manghjaria, clôturait ce rituel de partage des funérailles, la bête destinée à cette ultime cérémonie ayant été désignée d’avance par le futur défunt.

(*Les confréries des villages corses sont souvent nées comme ailleurs en Europe à la suite de l’épouvante de la peste, envoyée, pensait-on, par Dieu en punition des péchés des hommes : ce fléau nécessitait une réforme des mœurs, la pratique de nombreuses mortifications comme la flagellation,  et rendait urgente l’organisation de l’entraide et de la prière, en particulier lors des funérailles. En Corse, la présence nombreuse et précoce des Franciscains a favorisé l’éclosion du Tiers-Ordre, c’est-à-dire la mise en œuvre des messages de Saint François par des laïcs. Les Franciscains trouvèrent en Corse un terreau communautaire très proche de leurs idéaux.)

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  u catalettu, le banc d'exposition des morts

 Enfin venait le moment de l’inhumation. Jusqu’au 19ème siècle, l’on enterrait le mort  dans son seul linceul dans l’arca, une fosse commune creusée, autant que faire se pouvait sous le sol de l’église pour profiter de la sainteté du lieu : outre l’économie – point de cercueil ni de tombeau -  l’esprit communautaire s’exprimait là encore dans cette pratique qui garantissait en principe au défunt, dans l’ humble fraternité  de l’au-delà,  une protection efficace contre tous ces mauvais esprits jaloux des vivants qui divaguent dans l’espace sauvage où tout peut arriver… Certaines familles illustres cependant ne partageaient pas avec le commun des mortels l’arca et construisaient leurs caveaux dans l’église, ornés de belles pierres tombales gravées de blasons ou d’effigies de la mort plus ou moins souriantes. Cette identification de l’église comme lieu privilégié de la rencontre des vivants et des morts persiste encore aujourd’hui .

 

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                     La Mort ailée:  une dalle funéraire à Aregno .

Photo Tomas Heuer

 La puanteur régnante et les problèmes d’hygiène finirent par avoir raison de l’arca et l’on commença, au 19ème siècle, suivant les décrets de Napoléon, à enterrer les gens dans des cimetières extérieurs au village, malgré les nombreuses réticences des villageois qui  craignaient d’y perdre les bénéfices de leur assurance-vie pour l’éternité. En situation intermédiaire, ces tombes construites dans l’enceinte des églises à moitié effondrées de certains couvents : l’effet de ces sépultures contemporaines, ornées de roses en plastique, gardées par des lumignons vacillant au vent et visitées fidèlement la veille du Jour des Morts, en est assez onirique. Et le danger, assuré, sous la voûte béante…

 

Cela dit, beaucoup de grandes familles, les notables, avaient pris l’habitude d’ancrer leurs chapelles funéraires privées sur leurs propriétés, les rendant du même coup inaliénables. Qui n’a jamais vu, en Corse, ces tombeaux parfois très anciens dans le paysage, montant la garde sous leur cyprès, le long ou à la croisée des chemins, au sommet des collines, ou dominant la mer? Comme les églises, les chapelles, ils fixent et « signent » le lieu de la communication entre les vivants et les morts, veillent sur l’espace humain et le sacralisent, protègent la généalogie des familles…  Une terre est fertilisée par ses morts, comme elle est sanctifiée par les ossements des Saints.  Dans le Cap Corse, de véritables résidences secondaires, clôturées et plantées d’arbres civilisés, avec escaliers à double révolution, colonnades, antichambre… doublent pour l’éternité (espère-t-on !) les grandes « maisons des Américains »,  ces corses partis faire fortune par-delà l’Atlantique et revenus se faire enterrer dans le sol sacré des ancêtres.

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Au couvent de Caccia. Photo de Tomas Heuer.

Ailleurs, c’est un ancien moulin à vent, posté sur la colline dans un somptueux déferlement granitique : il a perdu ses ailes et mouline en silence la moisson d’une famille respectable de la région. Lu, un jour dans le journal local, en Balagne : « à vendre, terrain de cinquante mètres carrés, vue imprenable sur la mer, conviendrait parfaitement pour une chapelle funéraire ». Connaissant bien l’endroit, je vous le conseille, l’annonce n’était pas surfaite, aucun promoteur n’a réussi à gâcher le coin et la beauté du lieu donne réellement envie de rester là pour l’éternité. Autre écriture, le long des routes : ces stèles fleuries signalant un accident mortel. Trop nombreuses, hélas !avec un nom, un poème, une date. Elles continuent une autre tradition: lors d’une mort violente, lorsque le sang d’un homme avait gorgé la terre, l’usage était de jeter en passant à cet endroit une pierre, ou une branche d’arbre. L’amas ainsi constitué, u muchju, rappelait à tous et pour longtemps le souvenir de cette fin tragique… La présence de ces sentinelles enracinées au bord des routes surveille le moindre déplacement des vivants : litanies familières des morts murmurées à l’oreille du passant, il vaudrait mieux ne pas les entendre à certains moments critiques de la journée ou de la nuit… Gare à ne pas rencontrer alors les double des morts, embusqués dès l’attrachjata , le crépuscule, au milieu du jour ou de la nuit, gare à la traque des spiriti , des spectres, gare aux cohortes des confréries de morts, aux enterrements fantômes, gare aux chasses nocturnes des mazzeri…                                

 J’ai longtemps été surprise par les propos de certaines vieilles personnes amies. Je ne comprenais pas pourquoi elles s’inquiétaient de me savoir circuler seule la nuit, quitter tard l’église où je jouais l’orgue et traverser les rues désertes du village dans le brouillard, ou passer le col de Bataille, a bocca di a Battaglia », séparant les communautés de montagne du Ghjunsani de  celles de Balagne. Le terme même de « a bocca »pour désigner le col me fait toujours rêver, d’autant que je sais maintenant que s’y abouchent les esprits des morts et les doubles de ces personnages étranges et inquiétants, les mazzeri.

 

                  L’insularité de la Corse a développé naturellement une poésie magico-religieuse souvent liée au cycle naturel des saisons, appelée à lutter contre toutes les calamités et à réguler les chances de survie des hommes dans un monde hostile, peuplé d’êtres ambigus. Héritière des grandes religions mégalithiques, l’île développe très tôt le culte de ses morts, les enterrant dans le sol des abris sous roche, construisant stazzone (dolmens), élevant ses stantare , paladini  (menhirs) à la dimension d’un véritable art statuaire… 

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Menhirs/Stantari de Cauria. Photo de Tomas Heuer

 Récemment nous sommes allés nous perdre dans le désert des Agriates, du côté de St Florent : nous avions rendez-vous avec des sépultures du 5ème millénaire avant J.C., et des dolmens nommés, l’un « casa di l’Orcu », la maison de l’Ogre, l’autre « casa di l’Orca », la maison de l’Ogresse. Dans ces vagues minérales de montagnes et de maquis, au milieu des cistes, lentisques, myrtes, filaires, chardons, la volonté cultuelle de ces hommes du néolithique m’a envahie d’une émotion infinie et silencieuse : les pierres gardent la mémoire des anciens vivants. Peut-être suffirait-il de fermer suffisamment le diaphragme de la conscience pour arrêter le temps et percevoir le murmure et les chants des gens d’alors… Les dolmens et les coffres mégalithiques sont inscrits dans des couronnes de grandes pierres plantées de chant et l’espace à l’intérieur de ces cercles est dallé, parfois « piétiné », m’évoquant tout à la fois la lente ronde du battage sur l’aghja, l’aire à blé exposée aux vents, si présente dans les paysages d’ici, et une déambulation enroulée autour des tombes, l’ancêtre de la granitola, du chjercu , du caracolu … L’aghja, chez les agriculteurs du monde ancien , est l’espace circulaire, dallé lui aussi, circonscrit par ces pierres plates dressées dans le sol que l’on appelle « i baroni », les gardes, pour cet acte vital et communautaire du battage du blé. Il fait pendant à un autre espace en boucle beaucoup plus vaste, l’invistita, l’aire du trajet quotidien d’un troupeau, celui d’un berger : ici l’homme appartient à la communauté de ses bêtes qui a choisi son parcours de libre pacage depuis des millénaires, partant le matin de la bergerie et y retournant le soir.

 
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le Dolmen de Cauria . Photo de Tomas Heuer

Les dolmens, l’ouverture offerte au soleil levant, accompagnent ainsi chaque jour le cycle de la lumière, mort et renaissance : ils s’élèvent au sein de cette invistita pastorale, et défiant les ténèbres, sacralisent l’espace sauvage.  On racontait que les ogres (l’Orcu et l’Orca, sa mère), capturés par les bergers, avaient livrés, sous la menace de mort et la promesse fallacieuse d’une vie sauve, la recette du brocciu, ce délicat petit lait caillebotté…Les perles, outillage lithique, fragments céramiques recueillis lors des fouilles indiquent une activité domestique : les vivants d’alors rendaient visite à leurs morts, leur faisaient probablement des offrandes (éléments retrouvés dans les tumulus, les coffres)  et pratiquaient peut-être déjà la manghjaria, le repas funèbre… 

Les premiers habitants vivaient de la chasse : de nécessité vitale, cette chasse est devenue aujourd’hui une activité privilégiée inscrite dans les gènes, l’affirmation d’une mâle attitude, le marquage et le refuge rêvé d’une société différenciée : on chasse le sanglier en compagnie, selon des codes précis, avec la conviction de donner de soi une image valeureuse, le sanglier étant censé sauvage et dangereux. Même si pour aller à la chasse, on utilise désormais les armes les plus performantes,  le 4x4 et le téléphone portable. Les trophées macabres s’affichent sur les piquets des clôtures, le long des routes… 

         
 
1ecc79741e9d78e4fc5cb2ab4a175e7a.jpgSangliers-trophées . Photo Tomas Heuer

 

   Autrefois, l’arme première était la masse, a mazza. On tuait en assommant sa victime. Cela supposait peut-être l’embuscade, plus sûre que la poursuite rapide. Cette chasse préhistorique perdure dans le monde parallèle du rêve : c’est celle du mazzeru, ce sorcier  « nocturne chasseur d’âme » comme le nomme Dorothy Carrington :

« C’est la nuit en songe que les mazzeri, ou plutôt leur double, car en réalité ils ne quittent pas leur lit, se rendent à une chasse nocturne, poussés par une force mystérieuse. Leurs terrains de chasse sont des lieux incultes, sauvages, au maquis impénétrable, et situés près d’une rivière. C’est là qu’ils se postent à l’affût et abattent la première bête qui vient à passer – sanglier le plus souvent – mais aussi n’importe quel animal, même domestique, porc, chèvre,  chien… La bête tuée, le ou les mazzeri, car ils partent en chasse tantôt en bande, tantôt seuls, la retournent sur le dos et c’est alors qu’ils s’aperçoivent que le visage de l’animal est en réalité celui d’une personne de leur village. Cette personne meurt inévitablement peu de temps après la chasse nocturne » (  Dorothy Carrington : Corse, Ile de granit, ed. Arthaud, 1980). 

  L’animal tué représente l’âme de la personne qui doit mourir. Privée de son âme, la victime du mazzeru ou de la mazzera  ne tardera pas à s’éteindre. En fait, elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas encore. Lors du coup, la victime pousse un cri qui l’identifie tout autant que son visage… Il arrive que ce soit une personne tendrement chérie par le chasseur, son mari, sa mère, son enfant… Le mazzeru peut alors essayer de la soustraire à sa fin, et soigner ses blessures : la mort sera peut-être écartée, mais un malheur  arrivera fatalement à la victime…

Ces mazzeri,( amazza : assommer ) , ou culpatori (ceux qui frappent) , sont indifféremment des hommes ou des femmes, comme vous et moi, mais irrésistiblement appelés à leur vocation de chasseurs nocturnes  par leurs pairs et vivant désormais en dehors des limites humaines : êtres frontières, passeurs de la mort, ils peuvent communiquer avec les morts et surtout, ils donnent magiquement la mazzulata, le coup de grâce. La chasse, ils la vivent comme une drogue, ils en sont dépendants, la force qui les appelle est plus puissante que toute raison, que tout sentiment chrétien, car ils sont le bras armé du Destin . En tous cas, le mazzeru est  un voyant. Etre éminemment ambigu, ni bon ni mauvais, on pensait qu’il avait été mal baptisé. Son don se manifeste à la marge des mondes, dans l’espace rêvé commun aux vivants et aux morts pour qui sait voir : le long des cours d’eau, qui sont comme vous savez, les routes des anime perse, les âmes perdues; ou bien à la « bocca »,  au col séparant ou unissant  les communautés des montagnes… Il arrive que, pour chasser, il se transforme lui-même en animal, en chien (les mazzere femmes chassent souvent en meutes de chiennes), en renard, en sanglier… Il ne craint pas les mauvaises rencontres ni les mauvais rêves. Ainsi de  la Squadra d’Arozza,  inquiétant cortège des confréries des morts célébrant avant terme le décès de quelqu’un au village :

« Ils commencent par battre le tambour ; puis on assiste à une étrange procession de fantômes blancs. Ils sont habillés en pénitents portant l’aube et le capuchon, et ils tiennent à la main un cierge allumé. Alignés sur deux rangs, ils se rendent à l’église et, se groupant autour du cercueil, récitent le chapelet, chantent ou plutôt grommellent le libera me Domine et le De profundis, dans un murmure lugubre et effrayant. » Histoire de l’Eglise de Corse, par le chanoine Casnova (1931/1939)

                Les mazzeri jouent aussi un rôle régulateur et déterminant pour l’avenir de leurs communautés respectives. Chaque année ils se livrent bataille au cœur de la canicule, à cette période brûlante et néfaste, menace de mort pour les bêtes et les gens. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, date rituelle où  les défunts reviennent vers les vivants ( le 1er août , fête de Saint- Pierre- aux- Liens est aussi, plus lointainement, la fête des Macchabées), nuit de tous les dangers, les mazzeri de deux communautés voisines se retrouvent au col ou à la lisière qui les sépare pour une mortelle bataille. Armés de tiges d’asphodèles – u luminellu, a fiora di morti, ailleurs nommées l’herba Saturni, la fleur préférée des morts, dans les Champs-Elysées des Héros Grecs , la plante consacrée à Déméter et Perséphone -    les mazzeri vont se battre sans quartier pour obtenir la protection de leur communauté : les vainqueurs, ceux qui ont fait le plus de carnage dans les rangs adverses, protègent leur village et diminuent la mortalité de leur communauté. L’univers onirique du mazzerisme, décrit par Dorothy Carrington et Roccu Multedo,  donne lui-même à rêver pour qui sait arrêter le temps, pour qui sait voir. J’ai entendu un jour, lors d’une émission radiophonique dans les années 80, un mazzeru du Sud de la Corse   évoquer le monde nocturne en ces termes : « Si vous saviez ce qui ce passe la nuit, vous n’oseriez même pas mettre les bras dehors pour fermer vos volets ! »

(Vous pouvez visionner cette video intéressante sur le mazzerisme, trouvée sur le site de Corsica Nustrale: pour ma part, je trouve la bande son un peu "forcée" dans sa mise en scène, et j'aurais aimé pouvoir entendre plus nettement ce beau "Libera me " chanté par les anciens,  mais la fin de la video, qui laisse la place au témoignage direct, est particulièrement prenante )

http://youtu.be/s3otvf-rFMc

 

 Aujourd’hui le mazzeru tend à disparaître, déconnecté de la caisse de résonance de sa communauté, gavée d’informations du « monde extérieur », repue de biens de consommation. Peut-être que le mazzerisme ne peut se manifester que sur les terres arides et parmi des communautés frugales par nécessité. Les signes autrefois  lisibles par tous s’effacent : le vent ne porte plus guère les roulements de tambour prémonitoires de la Squadra d’Arozza, plus personne n’écoute à la surface des eaux  le babil plaintif et menaçant des morts, et, faute de cultures céréalières, la faux de a Falcina échoue, silencieusement accrochée aux murs des musées, rétrogradée du statut d’outil vital à celui d’objet de collection ethnographique.

 

  Serions-nous, faute de force, définitivement passés dans la civilisation de la conservation et du commentaire ? La mort serait- elle, en Corse comme ailleurs, devenue une denrée industrielle comme une autre, coupée de son sens, déconnectée des vivants ? Aurait-elle totalement perdu son rôle d’initiation au sacré ?  Serrure inviolable ou  passage transparent, horizon de toute vie, espace infini: énigme confinée sous un sarcophage plombé d’oubli, ou libérée, lumineuse comme aile de papillon, stérile et envieuse ou féconde et collective, silence ou musique ? Individuelle, la mort nous accompagne fidèlement depuis la naissance, enrubanne de festons doux-amers nos fêtes les plus intimes, caresse nos peines les plus âpres du bout de ses phalangettes cliquetantes,  c’est à peine, tant elle est légère, si l’on sent son souffle amical sur notre cou lorsqu’elle nous tend au dernier instant son miroir…

 

Individuelle et collective …. En Corse, peut-être plus qu’ailleurs, demeure ce puissant sentiment d’appartenance au sol des ancêtres, comme renaît  l’usage du chant collectif, se reconstituent les confréries, se renouent les fils embrouillés de la mémoire, de la communication entre l’individu et sa communauté, entre les vivants et les morts…. Je sais aujourd’hui encore des terreurs nocturnes irraisonnées dans l’espace sauvage, des guérisons inexpliquées pratiquées par e signatore, des dons de « voyance » reconnus et craints,  je connais bien des villages où les confrères veillent toujours le mort avec respect, le berçant des beaux chants des lamentations de Job,  du Libera me* de l’Offiziu di i Morti, en dehors de toute présence sacerdotale , où, après la messe chantée des Morts,  on l’accompagne au cimetière « en chantant d’un pas lent » les litanies des Saints …

Ici, les rites funèbres se nourrissent encore du sacré, enracinant profondément le peuple corse dans la terre de ses morts, identifiant leurs espaces privilégiés, construisant sanctuaires et tombeaux comme on construisait autrefois les terrasses : pour maintenir en place le sol nourricier. Je sais aussi qu’en adéquation avec son sol et à travers la diversité des représentations de la mort, profanes ou religieuses, l’âme insulaire des corses  refuse – souvent instinctivement - de se laisser engloutir dans le maelstrom uniformisateur du monde moderne.

*LIBERA ME Libera me, Domine, de morte aeterna, in die illa tremenda. Quando caeli movendi sunt et terra : Dum veneris judicare saeculum per ignem. Tremens factus sum ego, et timeo dum discussio venerit atque ventura ira. Quando caeli movendi sunt et terra. Dies illa, dies irae, calamitatis, et miseriae dies magna et amara valde. Dum veneris judicare saeculum per ignem. Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis.(…)

Elizabeth Pardon

Photo Elizabeth

Vous pouvez retrouver l'intégrale de ce texte et les belles photos de Tomas Heuer dans le catalogue de l'exposition réalisée l'année dernière le 2 novembre à la Galerie l'Arche de Morphée, 6 rue Etienne Dolet- 75020 PARIS