05/11/2011
un cycle de civilisation
avec Roger Caillois,
à méditer par tous nos hommes politiques dans la tourmente:
"Les textes de l'ancienne littérature chinoise relatifs à la fondation d'un ordre neuf semblent admettre que le pouvoir ne s'exerce pas sans s'épuiser et se corrompre"
"Or les philosophes soulignent qu'ils n'ont jamais entendu dire que l'Empire eût été réformé par quelqu'un qui ne sétait pas d'abors réformé soi-même, et encore moins par quelqu'un qui s'était déformé soi-même (car il aurait déformé le peuple en lui donnant pour principes les erreurs auxquelles il s'abandonnait).
Tout concorde ainsi à démontrer que l'instaurateur d'un ordre nouveau ne doit être ni avide ni emporté. Ces commandements s'étendent aux souverains:" Le Fils du Ciel, est-il prescrit, cultive des concombres et des fleurs. Il n'amasse ni ne thésaurise les moissons." Il donne l'exemple de la modération. Les mauvais princes sont des accapareurs. Ils profitent de la puissance.
(...)
Les monstres qui sévissent durant le règne des tyrans sont bannis. La Vertu se reconstitue après l'apogée de la violence et de la fraude. (...) On distingue avec éclat où résidaient l'ordre et la durée et où, le désordre et l'infamie. Les prestiges s'évanouissent, la fantasmagorie se dissipe. La maîtrise de soi triomphe du vertige. Les calamités sont conjurées. Une Vertu jeune et efficace préside aux relations humaines. Et jusqu'à ce qu'elle s'épuise et se corrompe, le bonheur et la justice sont assurés, autant qu'il se peut dans un monde où les démons gardent tant d'accès."
(Roger Caillois, en 1942 dans " Le rocher de Sisyphe", chapitre II: l'ordre nouveau - Gallimard)
http://youtu.be/gAjwzyeMctw
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01/11/2011
La Mort transfigurée 2ème partie
Suite :
voceru, caracolu, office des morts, Mazzeri, Squadra d'Arozza, dolmens ...
(photo Tomas Heuer)
Même en cas de mort naturelle, voceru, caracolu, et chjerchju (ronde funèbre exécutée par les hommes en l’honneur d’un mort) ritualisaient d’une façon toute païenne le passage dans l’au-delà et l’on comprend sans peine les interdictions édictées par les évêques successifs : dans ces pratiques magiques, ces cultes des morts, les responsables religieux sentaient bien leur échapper le monopole du sacré. Quoi qu’il en soit, on a pu dire du vocero qu’à travers cette extériorisation codifiée et dramatique de la douleur, des sentiments les plus violents, les plus « inhumains », il constituait une véritable catharsis pour la communauté, une libération de ses tensions.
L’évolution du monde contemporain atteint toutes les couches de la société en Corse comme ailleurs, et a fait de chacun dans l’île un consommateur de produits calibrés aussi performant qu’ailleurs. Pourtant, même si, avec l’affaiblissement du fait religieux, les Corses ne se définissent plus aussi clairement comme « i Cristiani » face à tout envahisseur potentiel, les funérailles religieuses manifestent toujours ce nécessaire resserrement de la communauté autour de l’individu, en particulier lorsque le village s’exprime par la voix de sa confrérie. Une mort individuelle réussie se partage, j’allais dire « se consomme » en famille, entre amis, même avec les ennemis. Elle renforce la sociabilité des vivants et offre au défunt une ultime fête collective qui l’aidera à trépasser définitivement, à trouver sa place dans l’au-delà.
Un bon défunt est un mort qui accepte ses nouvelles limites: faute de quoi son esprit peut être condamné à errer dans une insatisfaction perpétuelle, seul ou rejoignant la bande des âmes en peine (la mubba, procession de porcs fantômes passant devant les maisons, la nuit), dans la campagne, toujours prêt à se glisser dangereusement entre deux eaux au passage des gués,
(photo Elizabeth)
à tendre sans relâche l’embuscade aux vivants dans les mouvances du brouillard, dans les ardeurs meurtrières de la canicule à l’heure de midi ( l’heure sans ombre) , dans les lueurs incertaines de l’aube ou du crépuscule… Il est donc important de contenter l’esprit du mort, de rassurer sa communauté et de ne pas bâcler la cérémonie de l’adieu.
Il y a peu, ainsi que me l’a raconté un homme âgé d’un village de la Balagne des montagnes, lorsque quelqu’un était proche de sa fin, on avertissait les membres de la confrérie du village, c’est-à-dire ces laïcs associés pour donner l’exemple de la vie chrétienne .A l’époque, les Corses étaient encore dans leur ensemble profondément religieux, la confrérie organisait7 en particulier la charité, faisant office de « sécurité sociale », pourrait-on presque dire, et rendait avec le plus de faste possible les devoirs funèbres à tous, pauvres ou riches. Ces confrères, donc, vêtus de leur habit spécifique, robe ceinturée d’une cordelière et cape consacrée dont la couleur varie selon la confrérie, partaient en procession la nuit venue, au son du glas, le cierge à la main, et traversaient le village en chantant des psaumes de pénitence pour porter le réconfort de toute la communauté à celui ou celle qui se mourait… On peut supposer qu’entendant s’approcher les chants lugubres des confrères, l’infortuné achevait de mûrir son agonie, facilitant la moisson de a Falcina.
Deux jours après la mort, la confrérie se mettait à nouveau en mouvement pour chercher le corps du défunt, toujours en habit et précédée de la bannière de a Morte : cette bannière peinte sur ses deux faces montre souvent d’un côté le Christ en Croix, accompagné, à ses pieds, de deux confrères en habit de pénitent, la cagoule rabattue sur le visage. Sur le revers s’illustrait avec la plus grande liberté l’effroyable activité de la Faucheuse , digne héritière des danses macabres peintes lors des grandes épidémies de peste du 14ème siècle.
* Personnalisée, tantôt menaçante, tantôt rêveuse, tantôt élégante, un rien maniérée, tantôt affligée, tantôt déployant à grandes enjambées son énergie destructrice, la Mort fauche.
Bannière avec "a Falcina"
Les confrères transportaient le corps à l’église (si le mort était lui-même membre de la confrérie, on l’enterrait dans son habit), l’exposaient devant le choeur sur cette sorte de brancard spécifique, u catalettu, le catafalque, paré de noir et entouré de cierges allumés payés par la confrérie. Les confrères prenaient place autour du mort et là, devant la communauté et en dehors de toute présence sacerdotale, se chantait l’Office des Morts : des chants, pour cette occasion, d’une grande beauté tant par les textes (le Livre de Job) que par leur mélodie simple et « berçante ». Je me suis souvent dit que ces chants, comme les lamenti des morts, les apparente, par la douceur oscillante de leur mélodie au monde des berceuses. Même u catalettu me semble un berceau des morts : dans une église de la région proche du Ghjunsani, j’ai vu un Enfant Jésus emmailloté dans ses langes, le corps rempli et sanctifié par de la terre sainte, installé dans un petit berceau « prémonitoire » de même forme que le catalettu…
l'Enfant Jésus - photo Tomas Heuer:
Le prêtre ne venait qu’après cet Office et célébrait enfin avec solennité la Messe des Morts, avec le concours des chantres de la confrérie. Dans de nombreuses régions de Corse, en particulier dans « l’En-Deçà des Monts » (le Nord de l’île), ces chants sont polyphoniques, en paghjella, et magnifient les cérémonies. Chaque village créant son air original, son versu, et manifestant un tempérament différent d’un village à l’autre, la compétition était serrée, l’on s’enviait les meilleurs chanteurs, surtout lors des enterrements : le cher disparu bénéficiait ainsi d’un adieu irremplaçable, chaque cérémonie funèbre proclamant la beauté et la cohésion de cette communauté… Un repas funèbre, a manghjaria, clôturait ce rituel de partage des funérailles, la bête destinée à cette ultime cérémonie ayant été désignée d’avance par le futur défunt.
(*Les confréries des villages corses sont souvent nées comme ailleurs en Europe à la suite de l’épouvante de la peste, envoyée, pensait-on, par Dieu en punition des péchés des hommes : ce fléau nécessitait une réforme des mœurs, la pratique de nombreuses mortifications comme la flagellation, et rendait urgente l’organisation de l’entraide et de la prière, en particulier lors des funérailles. En Corse, la présence nombreuse et précoce des Franciscains a favorisé l’éclosion du Tiers-Ordre, c’est-à-dire la mise en œuvre des messages de Saint François par des laïcs. Les Franciscains trouvèrent en Corse un terreau communautaire très proche de leurs idéaux.)
Enfin venait le moment de l’inhumation. Jusqu’au 19ème siècle, l’on enterrait le mort dans son seul linceul dans l’arca, une fosse commune creusée, autant que faire se pouvait sous le sol de l’église pour profiter de la sainteté du lieu : outre l’économie – point de cercueil ni de tombeau - l’esprit communautaire s’exprimait là encore dans cette pratique qui garantissait en principe au défunt, dans l’ humble fraternité de l’au-delà, une protection efficace contre tous ces mauvais esprits jaloux des vivants qui divaguent dans l’espace sauvage où tout peut arriver… Certaines familles illustres cependant ne partageaient pas avec le commun des mortels l’arca et construisaient leurs caveaux dans l’église, ornés de belles pierres tombales gravées de blasons ou d’effigies de la mort plus ou moins souriantes. Cette identification de l’église comme lieu privilégié de la rencontre des vivants et des morts persiste encore aujourd’hui .
La Mort ailée: une dalle funéraire à Aregno .
Photo Tomas Heuer
La puanteur régnante et les problèmes d’hygiène finirent par avoir raison de l’arca et l’on commença, au 19ème siècle, suivant les décrets de Napoléon, à enterrer les gens dans des cimetières extérieurs au village, malgré les nombreuses réticences des villageois qui craignaient d’y perdre les bénéfices de leur assurance-vie pour l’éternité. En situation intermédiaire, ces tombes construites dans l’enceinte des églises à moitié effondrées de certains couvents : l’effet de ces sépultures contemporaines, ornées de roses en plastique, gardées par des lumignons vacillant au vent et visitées fidèlement la veille du Jour des Morts, en est assez onirique. Et le danger, assuré, sous la voûte béante…
Cela dit, beaucoup de grandes familles, les notables, avaient pris l’habitude d’ancrer leurs chapelles funéraires privées sur leurs propriétés, les rendant du même coup inaliénables. Qui n’a jamais vu, en Corse, ces tombeaux parfois très anciens dans le paysage, montant la garde sous leur cyprès, le long ou à la croisée des chemins, au sommet des collines, ou dominant la mer? Comme les églises, les chapelles, ils fixent et « signent » le lieu de la communication entre les vivants et les morts, veillent sur l’espace humain et le sacralisent, protègent la généalogie des familles… Une terre est fertilisée par ses morts, comme elle est sanctifiée par les ossements des Saints. Dans le Cap Corse, de véritables résidences secondaires, clôturées et plantées d’arbres civilisés, avec escaliers à double révolution, colonnades, antichambre… doublent pour l’éternité (espère-t-on !) les grandes « maisons des Américains », ces corses partis faire fortune par-delà l’Atlantique et revenus se faire enterrer dans le sol sacré des ancêtres.
Au couvent de Caccia. Photo de Tomas Heuer.
Ailleurs, c’est un ancien moulin à vent, posté sur la colline dans un somptueux déferlement granitique : il a perdu ses ailes et mouline en silence la moisson d’une famille respectable de la région. Lu, un jour dans le journal local, en Balagne : « à vendre, terrain de cinquante mètres carrés, vue imprenable sur la mer, conviendrait parfaitement pour une chapelle funéraire ». Connaissant bien l’endroit, je vous le conseille, l’annonce n’était pas surfaite, aucun promoteur n’a réussi à gâcher le coin et la beauté du lieu donne réellement envie de rester là pour l’éternité. Autre écriture, le long des routes : ces stèles fleuries signalant un accident mortel. Trop nombreuses, hélas !avec un nom, un poème, une date. Elles continuent une autre tradition: lors d’une mort violente, lorsque le sang d’un homme avait gorgé la terre, l’usage était de jeter en passant à cet endroit une pierre, ou une branche d’arbre. L’amas ainsi constitué, u muchju, rappelait à tous et pour longtemps le souvenir de cette fin tragique… La présence de ces sentinelles enracinées au bord des routes surveille le moindre déplacement des vivants : litanies familières des morts murmurées à l’oreille du passant, il vaudrait mieux ne pas les entendre à certains moments critiques de la journée ou de la nuit… Gare à ne pas rencontrer alors les double des morts, embusqués dès l’attrachjata , le crépuscule, au milieu du jour ou de la nuit, gare à la traque des spiriti , des spectres, gare aux cohortes des confréries de morts, aux enterrements fantômes, gare aux chasses nocturnes des mazzeri…
J’ai longtemps été surprise par les propos de certaines vieilles personnes amies. Je ne comprenais pas pourquoi elles s’inquiétaient de me savoir circuler seule la nuit, quitter tard l’église où je jouais l’orgue et traverser les rues désertes du village dans le brouillard, ou passer le col de Bataille, a bocca di a Battaglia », séparant les communautés de montagne du Ghjunsani de celles de Balagne. Le terme même de « a bocca »pour désigner le col me fait toujours rêver, d’autant que je sais maintenant que s’y abouchent les esprits des morts et les doubles de ces personnages étranges et inquiétants, les mazzeri.
L’insularité de la Corse a développé naturellement une poésie magico-religieuse souvent liée au cycle naturel des saisons, appelée à lutter contre toutes les calamités et à réguler les chances de survie des hommes dans un monde hostile, peuplé d’êtres ambigus. Héritière des grandes religions mégalithiques, l’île développe très tôt le culte de ses morts, les enterrant dans le sol des abris sous roche, construisant stazzone (dolmens), élevant ses stantare , paladini (menhirs) à la dimension d’un véritable art statuaire…
Récemment nous sommes allés nous perdre dans le désert des Agriates, du côté de St Florent : nous avions rendez-vous avec des sépultures du 5ème millénaire avant J.C., et des dolmens nommés, l’un « casa di l’Orcu », la maison de l’Ogre, l’autre « casa di l’Orca », la maison de l’Ogresse. Dans ces vagues minérales de montagnes et de maquis, au milieu des cistes, lentisques, myrtes, filaires, chardons, la volonté cultuelle de ces hommes du néolithique m’a envahie d’une émotion infinie et silencieuse : les pierres gardent la mémoire des anciens vivants. Peut-être suffirait-il de fermer suffisamment le diaphragme de la conscience pour arrêter le temps et percevoir le murmure et les chants des gens d’alors… Les dolmens et les coffres mégalithiques sont inscrits dans des couronnes de grandes pierres plantées de chant et l’espace à l’intérieur de ces cercles est dallé, parfois « piétiné », m’évoquant tout à la fois la lente ronde du battage sur l’aghja, l’aire à blé exposée aux vents, si présente dans les paysages d’ici, et une déambulation enroulée autour des tombes, l’ancêtre de la granitola, du chjercu , du caracolu … L’aghja, chez les agriculteurs du monde ancien , est l’espace circulaire, dallé lui aussi, circonscrit par ces pierres plates dressées dans le sol que l’on appelle « i baroni », les gardes, pour cet acte vital et communautaire du battage du blé. Il fait pendant à un autre espace en boucle beaucoup plus vaste, l’invistita, l’aire du trajet quotidien d’un troupeau, celui d’un berger : ici l’homme appartient à la communauté de ses bêtes qui a choisi son parcours de libre pacage depuis des millénaires, partant le matin de la bergerie et y retournant le soir.
Les dolmens, l’ouverture offerte au soleil levant, accompagnent ainsi chaque jour le cycle de la lumière, mort et renaissance : ils s’élèvent au sein de cette invistita pastorale, et défiant les ténèbres, sacralisent l’espace sauvage. On racontait que les ogres (l’Orcu et l’Orca, sa mère), capturés par les bergers, avaient livrés, sous la menace de mort et la promesse fallacieuse d’une vie sauve, la recette du brocciu, ce délicat petit lait caillebotté…Les perles, outillage lithique, fragments céramiques recueillis lors des fouilles indiquent une activité domestique : les vivants d’alors rendaient visite à leurs morts, leur faisaient probablement des offrandes (éléments retrouvés dans les tumulus, les coffres) et pratiquaient peut-être déjà la manghjaria, le repas funèbre…
Les premiers habitants vivaient de la chasse : de nécessité vitale, cette chasse est devenue aujourd’hui une activité privilégiée inscrite dans les gènes, l’affirmation d’une mâle attitude, le marquage et le refuge rêvé d’une société différenciée : on chasse le sanglier en compagnie, selon des codes précis, avec la conviction de donner de soi une image valeureuse, le sanglier étant censé sauvage et dangereux. Même si pour aller à la chasse, on utilise désormais les armes les plus performantes, le 4x4 et le téléphone portable. Les trophées macabres s’affichent sur les piquets des clôtures, le long des routes…
Autrefois, l’arme première était la masse, a mazza. On tuait en assommant sa victime. Cela supposait peut-être l’embuscade, plus sûre que la poursuite rapide. Cette chasse préhistorique perdure dans le monde parallèle du rêve : c’est celle du mazzeru, ce sorcier « nocturne chasseur d’âme » comme le nomme Dorothy Carrington :
« C’est la nuit en songe que les mazzeri, ou plutôt leur double, car en réalité ils ne quittent pas leur lit, se rendent à une chasse nocturne, poussés par une force mystérieuse. Leurs terrains de chasse sont des lieux incultes, sauvages, au maquis impénétrable, et situés près d’une rivière. C’est là qu’ils se postent à l’affût et abattent la première bête qui vient à passer – sanglier le plus souvent – mais aussi n’importe quel animal, même domestique, porc, chèvre, chien… La bête tuée, le ou les mazzeri, car ils partent en chasse tantôt en bande, tantôt seuls, la retournent sur le dos et c’est alors qu’ils s’aperçoivent que le visage de l’animal est en réalité celui d’une personne de leur village. Cette personne meurt inévitablement peu de temps après la chasse nocturne » ( Dorothy Carrington : Corse, Ile de granit, ed. Arthaud, 1980).
L’animal tué représente l’âme de la personne qui doit mourir. Privée de son âme, la victime du mazzeru ou de la mazzera ne tardera pas à s’éteindre. En fait, elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas encore. Lors du coup, la victime pousse un cri qui l’identifie tout autant que son visage… Il arrive que ce soit une personne tendrement chérie par le chasseur, son mari, sa mère, son enfant… Le mazzeru peut alors essayer de la soustraire à sa fin, et soigner ses blessures : la mort sera peut-être écartée, mais un malheur arrivera fatalement à la victime…
Ces mazzeri,( amazza : assommer ) , ou culpatori (ceux qui frappent) , sont indifféremment des hommes ou des femmes, comme vous et moi, mais irrésistiblement appelés à leur vocation de chasseurs nocturnes par leurs pairs et vivant désormais en dehors des limites humaines : êtres frontières, passeurs de la mort, ils peuvent communiquer avec les morts et surtout, ils donnent magiquement la mazzulata, le coup de grâce. La chasse, ils la vivent comme une drogue, ils en sont dépendants, la force qui les appelle est plus puissante que toute raison, que tout sentiment chrétien, car ils sont le bras armé du Destin . En tous cas, le mazzeru est un voyant. Etre éminemment ambigu, ni bon ni mauvais, on pensait qu’il avait été mal baptisé. Son don se manifeste à la marge des mondes, dans l’espace rêvé commun aux vivants et aux morts pour qui sait voir : le long des cours d’eau, qui sont comme vous savez, les routes des anime perse, les âmes perdues; ou bien à la « bocca », au col séparant ou unissant les communautés des montagnes… Il arrive que, pour chasser, il se transforme lui-même en animal, en chien (les mazzere femmes chassent souvent en meutes de chiennes), en renard, en sanglier… Il ne craint pas les mauvaises rencontres ni les mauvais rêves. Ainsi de la Squadra d’Arozza, inquiétant cortège des confréries des morts célébrant avant terme le décès de quelqu’un au village :
« Ils commencent par battre le tambour ; puis on assiste à une étrange procession de fantômes blancs. Ils sont habillés en pénitents portant l’aube et le capuchon, et ils tiennent à la main un cierge allumé. Alignés sur deux rangs, ils se rendent à l’église et, se groupant autour du cercueil, récitent le chapelet, chantent ou plutôt grommellent le libera me Domine et le De profundis, dans un murmure lugubre et effrayant. » Histoire de l’Eglise de Corse, par le chanoine Casnova (1931/1939)
Les mazzeri jouent aussi un rôle régulateur et déterminant pour l’avenir de leurs communautés respectives. Chaque année ils se livrent bataille au cœur de la canicule, à cette période brûlante et néfaste, menace de mort pour les bêtes et les gens. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, date rituelle où les défunts reviennent vers les vivants ( le 1er août , fête de Saint- Pierre- aux- Liens est aussi, plus lointainement, la fête des Macchabées), nuit de tous les dangers, les mazzeri de deux communautés voisines se retrouvent au col ou à la lisière qui les sépare pour une mortelle bataille. Armés de tiges d’asphodèles – u luminellu, a fiora di morti, ailleurs nommées l’herba Saturni, la fleur préférée des morts, dans les Champs-Elysées des Héros Grecs , la plante consacrée à Déméter et Perséphone - les mazzeri vont se battre sans quartier pour obtenir la protection de leur communauté : les vainqueurs, ceux qui ont fait le plus de carnage dans les rangs adverses, protègent leur village et diminuent la mortalité de leur communauté. L’univers onirique du mazzerisme, décrit par Dorothy Carrington et Roccu Multedo, donne lui-même à rêver pour qui sait arrêter le temps, pour qui sait voir. J’ai entendu un jour, lors d’une émission radiophonique dans les années 80, un mazzeru du Sud de la Corse évoquer le monde nocturne en ces termes : « Si vous saviez ce qui ce passe la nuit, vous n’oseriez même pas mettre les bras dehors pour fermer vos volets ! »
(Vous pouvez visionner cette video intéressante sur le mazzerisme, trouvée sur le site de Corsica Nustrale: pour ma part, je trouve la bande son un peu "forcée" dans sa mise en scène, et j'aurais aimé pouvoir entendre plus nettement ce beau "Libera me " chanté par les anciens, mais la fin de la video, qui laisse la place au témoignage direct, est particulièrement prenante )
http://youtu.be/s3otvf-rFMc
Aujourd’hui le mazzeru tend à disparaître, déconnecté de la caisse de résonance de sa communauté, gavée d’informations du « monde extérieur », repue de biens de consommation. Peut-être que le mazzerisme ne peut se manifester que sur les terres arides et parmi des communautés frugales par nécessité. Les signes autrefois lisibles par tous s’effacent : le vent ne porte plus guère les roulements de tambour prémonitoires de la Squadra d’Arozza, plus personne n’écoute à la surface des eaux le babil plaintif et menaçant des morts, et, faute de cultures céréalières, la faux de a Falcina échoue, silencieusement accrochée aux murs des musées, rétrogradée du statut d’outil vital à celui d’objet de collection ethnographique.
Serions-nous, faute de force, définitivement passés dans la civilisation de la conservation et du commentaire ? La mort serait- elle, en Corse comme ailleurs, devenue une denrée industrielle comme une autre, coupée de son sens, déconnectée des vivants ? Aurait-elle totalement perdu son rôle d’initiation au sacré ? Serrure inviolable ou passage transparent, horizon de toute vie, espace infini: énigme confinée sous un sarcophage plombé d’oubli, ou libérée, lumineuse comme aile de papillon, stérile et envieuse ou féconde et collective, silence ou musique ? Individuelle, la mort nous accompagne fidèlement depuis la naissance, enrubanne de festons doux-amers nos fêtes les plus intimes, caresse nos peines les plus âpres du bout de ses phalangettes cliquetantes, c’est à peine, tant elle est légère, si l’on sent son souffle amical sur notre cou lorsqu’elle nous tend au dernier instant son miroir…
Individuelle et collective …. En Corse, peut-être plus qu’ailleurs, demeure ce puissant sentiment d’appartenance au sol des ancêtres, comme renaît l’usage du chant collectif, se reconstituent les confréries, se renouent les fils embrouillés de la mémoire, de la communication entre l’individu et sa communauté, entre les vivants et les morts…. Je sais aujourd’hui encore des terreurs nocturnes irraisonnées dans l’espace sauvage, des guérisons inexpliquées pratiquées par e signatore, des dons de « voyance » reconnus et craints, je connais bien des villages où les confrères veillent toujours le mort avec respect, le berçant des beaux chants des lamentations de Job, du Libera me* de l’Offiziu di i Morti, en dehors de toute présence sacerdotale , où, après la messe chantée des Morts, on l’accompagne au cimetière « en chantant d’un pas lent » les litanies des Saints …
Ici, les rites funèbres se nourrissent encore du sacré, enracinant profondément le peuple corse dans la terre de ses morts, identifiant leurs espaces privilégiés, construisant sanctuaires et tombeaux comme on construisait autrefois les terrasses : pour maintenir en place le sol nourricier. Je sais aussi qu’en adéquation avec son sol et à travers la diversité des représentations de la mort, profanes ou religieuses, l’âme insulaire des corses refuse – souvent instinctivement - de se laisser engloutir dans le maelstrom uniformisateur du monde moderne.
*LIBERA ME Libera me, Domine, de morte aeterna, in die illa tremenda. Quando caeli movendi sunt et terra : Dum veneris judicare saeculum per ignem. Tremens factus sum ego, et timeo dum discussio venerit atque ventura ira. Quando caeli movendi sunt et terra. Dies illa, dies irae, calamitatis, et miseriae dies magna et amara valde. Dum veneris judicare saeculum per ignem. Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis.(…)
Elizabeth Pardon
09:12 Publié dans corse, la mort, les pierres qui signent, patrimoine, patrimoine de la solidarité humaine, patrimoine du chant corse, patrimoine populaire de Corse, préhistoire corse, racines de pierre, sepolcri de Corse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la mort, rituels de la mort en corse, le miroir de la mort, les vivants et les morts en corse, mazzeri, libera me, stantare, menhirs de corse, dolmens, a falcina, caracolu, voceru | Facebook |
En Corse: La Mort transfigurée 1ère partie
(Les plus belles photos qui illustrent cet article sont de mon ami Tomas HEUER . Nous avions, Tomas et moi, réalisé cet article pour le catalogue d'une exposition collective sur le thème de la Mort Transfigurée, le 2 novembre 2006, à la Galerie l'Arche de Morphée, 6 rue Etienne Dolet- 75020 PARIS. S'il leur reste des catalogues, vous pouvez sans doute en acquérir en les contactant: contact@archedemorphee.com)
Le sacré est toujours plus ou moins « ce dont on n’approche pas sans mourir » (Roger Caillois, l’homme et le sacré, 1950)
8 mai 2006.
Ceci sera donc seulement un dialogue intime avec cette île que j’aime, discontinu, peu cohérent, comme peut l’être le parfum de la mort : fluide, il navigue en ondes paresseuses, indisciplinées, tenaces et, passés les miasmes de la putréfaction, s’achève en une fragrance douceâtre de violette, peut-être cette fameuse odeur de sainteté.
Sous le vol royal des grands milans fossoyeurs, la rencontre fortuite des carcasses de vaches, de chèvres, de brebis crevées dans les champs fleuris de mai. Au milieu des trèfles, des hauts chardons violets où s’embusquent de minuscules araignées vert émeraude, des asphodèles dressées comme des candélabres ou entre les murs d’un pailler abandonné, ces charognes m’enseignent, mieux que les rues de la ville, notre commune destinée : « HODIE MIHI, CRAS TIBI » (aujourd’hui, c’est à moi, demain c’est à toi !). Ainsi l’affirme pensivement, peinte sur la bannière de procession des Morts dans une confrérie de Balagne, a Falcina ( la Faucheuse ) accoudée devant son sablier flamboyant où s’égrène le temps.
En Corse comme ailleurs, avant la nôtre, c’est la mort des autres qui nous est donnée à voir : miroir, fidèle miroir de la mort, dis nous la brièveté de ce que nous étions, l’inéluctable de ce que nous serons : puisque, dans cette énigme, il nous faut solitairement traverser la frontière vers l’inconnu, la communauté des vivants, dans cet instant décisif, saura-t-elle encore montrer quelque fraternité? Et la dramaturgie de ce passage aura-t-elle encore la force de transcender le grésillement aléatoire de nos vies ?
photo Tomas Heuer: Bannière de procession
Un rien aguicheuse, souriante et mondaine, "a Falcina" se repose un instant de sa moisson meurtrière. Assise sur une urne brûlante, piétinant les insignes des grands de ce monde, pourpre, tiare, mitre etc, elle brandit d'une main sa faux-étendard indiquant qu'elle n'épargne personne (" NEMINI PARCO") et de l'autre, comme un verre de bon vin, le sablier ailé du temps qui fuit.
Ces bannières de confrérie, portées en procession par les confrères de chaque communauté, délivrent le plus souvent un double message: d'un côté le Christ en Croix au pied duquel veillent et prient deux confrères, de l'autre le personnage redoutable de la Mort ... d'un côté la Peur, de l'autre l'Espoir de la Rédemption par la vie chrétienne...
L’indicible souffrance de la séparation. Qui peut prétendre communiquer l’indicible ? La souffrance d’une mère brutalement, définitivement séparée de son enfant ? Crier l’indicible injustice de cet inversement du sens, la géhenne solitaire et sans fond où l’on est alors jeté ? Reprocher au mort son abandon, injurier le Destin, transformer les spectateurs impuissants du drame en chœur antique ?
Ici, comme dans toute la Méditerranée , la souffrance se crie, se chante : lamenti, voceri, abbadatte en témoignent, expression spontanée, improvisée le plus souvent par les femmes sous l’inspiration de la douleur, à propos d’un mort ou en sa présence. Soit par une femme de la famille : l’épouse, la mère, la fille, soit par une femme reconnue, estimée et rétribuée pour ses dons de voceratrice. Ces chants nous parviennent « du fond des âges », ce qui est une façon de parler car on connaît parfois précisément les circonstances de l’improvisation, mais qui témoigne surtout de la valeur mythique acquise au fil du temps par ces poèmes chantés. Ardemment écoutés, pieusement recueillis par l’assemblée, souvent recomposés par la voceratrice et réacquis par les filles, certains nous sont restitués lors des premiers enregistrements à la fin des années quarante…
Imaginons la scène.
La jeune fille se meurt. Le tintement des cloches accompagne son agonie, l’aide à passer au travers des embuscades tendues par les esprits mauvais. Elle meurt. On voile les miroirs de crainte que son double, u spirdu, ne se retrouve piégé dans les reflets de la glace et reste prisonnier de la maison. Pour la même raison, l’on a ouvert quelques instants en grand portes et fenêtres pour l’inciter à sortir. Puis on a refermé les volets, éteint le foyer. On ne cuisine plus. La vie s’absente. La maison devient sombre et froide comme une tombe.
Elle gît, étendue dans sa raideur cadavérique sur une table, au centre de la salle principale. De quoi est-elle morte : malaria ? tuberculose ? nous ne le savons pas, mais elle a souffert … Les femmes lui ont fait sa toilette funèbre, elles lui ont noué un tissu blanc autour de la mâchoire, serré les chevilles, l’ont parée de son meilleur vêtement : c’est qu’aujourd’hui elle épouse le Christ , sa dot sera de cierges et de chandelles (« Nous allons descendre à la messe/Maintenant que l’autel est décoré/De cierges et de chandelles/Et de noir enveloppé/Car ce matin son père/A fait l’estimation de sa dot « , dit un voceru).
L’assemblée des femmes se presse pour la veiller et réciter le Rosaire, cette longue prière psalmodiée qui soutient les âmes dans leur transhumance et anesthésie la souffrance de ceux qui restent .On ne laisse jamais seul un mort avant sa sépulture, on l’entoure de cercles concentriques d’émotion: comme une matrice, les femmes à l’intérieur, les hommes à l’extérieur, remparts contre l’espace sauvage.
Les femmes demeurent les passeuses de la vie et de la mort. Nourrices, mères ou grand- mères, elles ont chanté dans l’intimité la nanna, la berceuse.
In Palleca di Pumonte A Palneca de Pumonti
Un ziteddu s’addivaia S’élevait un petit garçon
È la so cara mammoni Et sa chère grand-mère
Sempri trinnichendu staia. Toujours restait à le bercer
Fenduli la nannareda Tandis qu’elle l’endormait
È stu fattu li pricaia.(…) Elle lui prédisait ainsi son destin (…)
Aujourd’hui, drapées dans leur vêtement sombre, transformées en prêtresses de la mort, elles improvisent le voceru, la mélopée poétique de la douleur.
D’abord la mise au monde : l’enfant à sa naissance est cueilli comme un fruit mûr par la cuglidora, la « cueilleuse », et l’on enterre son placenta, son double, au pied d’un arbre, fruitier de préférence. Première mort qui ensemence la vie. Au terme de l’existence, encore les femmes pour libérer la douleur, cette fois avec l’aide de la communauté. La douleur est une cage dont il faut écarter les barreaux avec des paroles justes, chantées et piétinées dans une sorte de balancement communicatif : ce lamentu funèbre, voceru, ou ballata, imprime son bercement à l’ensemble de la communauté. Comme un seul corps l’assemblée résonne, vibre à l’unisson, porte son mort dans la nacelle du chant, l’aide à passer vers les rivages inconnus d’où l’on ne revient pas.
La mère, toute à sa peine, exhale ce chant :
Or eccu la moi figliola Zitella di sedeci anni Eccula sopra la tola Dopu cusi longhi affanni Or eccula qui vestuta Cu li so piu belli panni
Cu li so panni più belli Si ne vole parte avà Perchè lu Signore qui, Nun la vole più lascià. Chi nasci pè u Paradisu À stu mondu ùn pò invechjà.
O figliola lu to visu Cusi biancu è rusulatu Fattu pè lu Paradisu Morte cumu l’hà cambiatu ! Quand’eo lu vecu cusì Mi pare un sole oscuratu
Ere tù frà le migliori È le più belle zitelle Cum’è rosa frà le fiori Cum’è luna trà le stelle Tantu eri più bella tù Ancu in mezu à le più bella
I giovani di lu paese Quandu t’eranu in presenza Parianu fiaccule accese Ma pieni di riverenza. Tu cun tutti eri curtese Ma cun nimu in cunfidenza (…)
Chi mi cunsulera mai O speranza di a to mamma ! Ava ch’è tu ti ne vai Duve u Signore t i chjama ? Oh ! Perchè u Signore anchellu Ebbe di tè tanta brama ?(…)
Ma quantu pienu d’affanni Sera lu mundu per mene Un ghjornu solu mill’anni Mi serà pensendu à tene Dumandendu sempre à tutti La moi figliola duvè hè ?(…)
La voici donc ma fille Jeune fille de seize ans, La voilà étendue sur la table, Après de si longues souffrances ,La voilà revêtue De ses plus beaux habits ,
Avec ses plus beaux habits, Elle veut partir maintenant , Car ici le Seigneur ne veut plus la laisser. Celui qui naquit pour le Paradis , Ne peut vieillir en ce monde
O ma fille ton visage , Si blanc et si rose , Fait pour le Paradis , Comme la mort l’a changé ! Quand je te vois ainsi , Je crois voir un soleil obscurci.
Tu étais parmi les meilleures , Et les plus belles jeunes filles, Comme la rose au milieu des fleurs, Comme la lune au milieu des étoiles, Tu étais la plus belle, Même parmi les plus belles !
Les jeunes gens du pays, Lorsqu’ils étaient en ta présence, Paraissaient des brandons ardents, Mais pleins de respect., Avec tous tu restais polie, Mais familière avec aucun(…)
Qui me consolera jamais O l’espérance de ta mère ! Tu t’en vas maintenant Là où t’appelle le Seigneur ? Hélas ! Pourquoi le Seigneur lui-même A-t-il montré un désir si ardent ?
Mais combien ce monde, Va me sembler plein de douleurs ! Un seul jour me semblera mille ans, Sans cesse pensant à toi , Demandant sans répit à tous: Ma fille ! où est ma fille ?
Voceru improvisé par sa mère pour la mort de sa fille, Rumana, et publié en 1843 par le poète corse Salvatore Viale.
Le sacré, dit-on, se définit par rapport au profane. Pourtant ici tant d’attitudes évoquent la perméabilité des mondes religieux et humains : ainsi les cérémonies de la Semaine Sainte , prises en charge en grande partie par les laïcs, les confréries,sans la présence du clergé, fêtent de façon collective le passage de la vie à la mort, des ténèbres à la lumière. Là encore, dans ses déplacements ritualisés, la communauté se reconnaît et se resserre. Sous la conduite de ses confrères, parfois appelés mazzeri ( massiers), parce qu’ils portent le bâton ( a mazza) de confrérie, c’est la granitula, cette procession préchrétienne qui s’enroule et se déroule autour d’un axe : un arbre, une croix, le Monument au Morts (après l’hécatombe de 14/18…) marquant le cycle cosmique de la nature et le mystère de la résurrection du Christ après sa mort sur la Croix. Ce rituel de mort et de renaissance souligne la conviction enfouie au fond des anciens que les morts, après un temps indéterminé aspirent à renaître. Les chants collectifs de contrition, comme celui du Perdonno mio Dio, qui accompagnent Chemins de Croix et processions, la lueur des cierges, la réalisation des sepolcri, ces reposoirs où l’on veille nuit et jour le Christ comme l’un des siens, voire la création de véritables décors peints éphémères, tout tend à transfigurer la mort dans une dramaturgie exacerbée.
photo Elizabeth
Les vieilles personnes qui s’en souviennent encore m’ont dit leur terreur, enfants, de pénétrer dans l’église de nuit, vers l’espace de prière délimité par ces grandes toiles peintes des sepolcri, représentant des moments de la Passion du Christ , et la déploration de la Vierge-Mère : fleurie de blanc et de rouge, agrémentée de coupelles où pousse depuis quarante jours le blé nouveau, surveillée par d’impressionnants gardiens du sépulcre à la moustache hirsute et au regard menaçant à la mode barbaresque, la chapelle ardente s’anime du feu des lampes à huile et des bougies.
On prie avec compassion la Mère devant le corps supplicié de son Fils, exposé gisant et sanglant dans son catalettu, (le banc d’exposition des morts) , les bras articulés ramenés contre le corps, souvent grandeur nature. Comme en d’autres temps on aurait prié devant le corps d’un fils, d’un époux, d’un frère, d’un père assassiné…
Photo Elizabeth: Sepolcri
Dans le nord de la Corse , c’est aussi le rite de la cerca (circà : chercher) qui continue de déplacer en rond les processions des communautés voisines, portant la croix ornée du grand palme tressé, la pullezzula, et visitant les différents sepolcri des uns et des autres, comme en « recherche » du corps du Christ… Dans chaque village on rivalise de créativité pour tresser les palmes en motifs harmonieux, savants et chargés de symbolisme. L’année suivante, on les brûlera le Mercredi des Cendres, et l’on se servira de leurs cendres pour signer le front des fidèles : « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». Ce même jour, cindarellu, clôt le temps du Carnaval où dans de nombreux villages les jeunes gens se « défoulaient » en jetant sur les passants des sacs de cendres…
Et que dire du paroxysme de la passion exaltée par les voceri lors des situations de vindetta, de la malamorte, la male mort, la mort violente ? L’âme romantique en a fait ses horrifiques délices, Mérimée, comme l’on sait, en a largement exploité la veine dans Colomba, et le touriste en mal d’émotions fortes trouve son compte dans cette imagerie archaïsante qui le comble, le formate dans son appréhension de l’âme corse. Vision différée, tronquée et brutale…
L’insularité, la longue histoire heurtée de la Corse , la nature elle-même de l’île cernée par une mer souvent hostile, avec ses hautes montagnes habitées de rocs nus aux formes fantasmagoriques, de forêts denses et sombres propices à l’embuscade des vivants et des morts, de ravins où grondent torrents, tonnerre, trahisons et tambours incertains, façonnent un peuple fortement identitaire, même si la diversité s’installe d’un vallon à l’autre. Liés au sol et en marge de l’Histoire, les rituels funèbres plongent profondément leurs racines dans l’inconscient collectif ...Depuis la préhistoire, la Corse est à la croisée des chemins et de la mer viennent tous ces « visiteurs » du monde extérieur, casqués, enturbannés, armés de leur savoir guerrier, de leurs cultes initiatiques… Peuples de navigateurs, Phocéens, Grecs, Carthaginois, Etrusques, Romains, Vandales, Ostrogoths, Lombards, Byzantins, Maures et Sarrasins, Barbaresques et Ottomans, Pisans, Génois, Aragonais, Anglais, Français, la litanie s’allonge depuis tant de siècles et elle n’est pas exhaustive…
I panni di u nostru Signore Les habits de notre Seigneur
San Salvatore cacciatemi sta pena Saint Sauveur ôtez-moi la douleur
« Le royaume choisit pour sa protectrice l’Immaculée Conception de la Vierge Marie dont l’image sera peinte sur ses armes et ses étendards. On en célèbrera la fête dans tous les villages avec des salves de mousqueterie et de canon. ».
Catteri, la Vierge magnifique qui provient du Couvent de Marcasso.
Les saints protecteurs et prophylactiques sont à l’honneur dans la moindre chapelle, ils paraissent un rempart plus efficace contre les maladies et les épidémies que le savoir médical ancien… Une mention spéciale pour Saint Joseph, patron de « la Bonne Mort » : mourir dans son lit, entouré de l’amour des siens et muni des saints sacrements… un luxe ! Si la communauté est assez riche, l’acquisition d’une belle relique, somptueusement habillée, fera l’orgueil du village et l’envie des voisins… Les évêques fulminent donc de multiples menaces d’excommunication contre ceux et celles qui, par la vendetta, commettent l’irréparable et pratiquent les rites funéraires les plus violents. J’imagine ce qui, dans les attitudes traditionnelles pouvait heurter la sensibilité du clergé et entraver sérieusement la paix…
On a déposé sur le tréteau funèbre la dépouille sanglante de Matteo, assassiné . Les femmes forment une haie circulaire près du corps déposé sur la tola, les hommes à l’extérieur frappent le sol de la crosse de leur fusil. Les femmes, gémissant, s’arrachant les cheveux, se griffant la poitrine et le visage, commencent à tourner en rond dans un piétinement balancé (la gestuelle d'une véritable danse, de u ballu: ballata, baddata) qui s’enivre et s’enroule autour du corps : c’est la spirale funèbre du caracolu (le colimaçon), le pendant « profane » de la granitula, le mouvement qui lutte contre l'immobilité cadavérique du mort. ( J'ai entendu quelque part ce témoignage troublant d'une compagnie de grands corbeaux tournoyant au ras du sol pour tenterde faire voler à nouveau Dans l’étourdissement de la danse, sa sœur improvise ce voceru (la déploration portée par la voix - vox : voceru, vuciàru, vuceratu, vuciarata ...)
O Mattè di la surella Di u to sangue preziosu N’anu lavatu la piazza N’anu bagnatu lu chjosu Un hè piu tempu di sonnu Un hè tempu di riposu Or chè tardi, o Ceccantò ? Ordili trippa è budelli Di Ricciottu è Mascarone Tendila tutta l’acelli O ! Chi un nuvulu di corbi Li spolpi carne è nudelli.(…)
O Matteo, aimé de ta soeur - De ton sang précieux -Ils ont lavé la place -Ils ont baigné l’enclos- Il n’est plus temps de dormir- Il n’est plus temps de se reposer- Que tardes-tu ô Ceccanton ? Arrache tripes et boyaux -De Ricciotto et de Mascarone- Jette-les aux oiseaux Et puisse une nuée de corbeaux Déchirer leurs chairs,dénuder leurs os ...
09:12 Publié dans corse, la mort, les pierres qui signent, patrimoine, patrimoine de la solidarité humaine, patrimoine du chant corse, poésie, préhistoire corse, racines de pierre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la mort, rituels de la mort en corse, le miroir de la mort, les vivants et les morts en corse, lamenti | Facebook |
31/10/2011
Gravures rupestres dans le Rustinu avec Toussaint Quilici
E PETRE SRITTE DI RUSTINU
Avec Toussaint Quilici, cheville ouvrière de Castellu di Rustinu, dans la vallée de Riscamone
La semaine dernière, Toussaint Quilici, l'infatigable artisan du patrimoine de la Pieve du Rustinu nous a emmenés à la découverte de l'un des sites de gravures rupestres de la Vallée de Riscamone, au centre de la Pieve du Rustinu. Toussaint Quilici finit de boucler son ouvrage sur la Pieve du Rustinu, fruit de quarante années de passion partagée avec ses amis, de recherches, de hasards heureux et de flair, qui devrait paraître pour la Noël, si tout va bien. Sans vouloir déflorer le sujet, je puis vous affirmer que cette parution va en faire frissonner plus d'un, tant le matériau, accumulé dans la région au fil des années, des balades et des rencontres, est d'une richesse inespérée.
Je vous invite à retrouver cette coupure de presse de 2009 qui évoque l'un des sites vus ce jour:
article Gravures Riscamone 2009.docx
Cette région de vieille culture et de passage au-dessus de la vallée du Golo s'avère assurément l'une des plus intéressantes de Corse. Voici donc quelques images à découvrir avec un peu d'avance, en attendant la parution de la monographie sur le Rustinu.
incisions et petites cupules
motifs scalliformes
une hache
une figure énigmatique ...
difficile à interpréter:
les uns y voient une vulve (les incisions les plus fines sont manifestement largement postérieures ...), les autres y décèlent une silhouette de cheval ... Prudence!
dans le même secteur, une deuxième pierre gravée ...
Toutes ces gravures paraitront , dûment photographiées, dessinées et commentées dans le prochain livre de Toussaint Quilici, en compagnie des autres sites inventoriés par lui et ses amis dans le Rustinu. Je vous tiendrai au courant de cette parution qui fera l'objet d'une présentation par l'auteur à Valle di Rustinu ... si le ciel ne nous tombe pas sur la tête d'ici là!
En attendant vous pouvez retrouver ce monde des gravures rupestres de Corse dans le beau livre du préhistorien Claude Weiss:
Un patrimoine dont on est bien loin de connaître la portée, tant il parait certain que de nombreux sites restent à découvrir, ainsi que l'analyse de leur environnement qui appellerait des fouilles en règle: patrimoine parfois si proche et si familier qu'on ne le reconnait même pas, au risque - sans le vouloir - de le dégrader ou de l'occulter, comme à Grate (hameau de Valle di Rustinu), au coeur du village:
et où l'on a construit anciennement un mur de soutènement qui recouvre en partie ce rocher gravé ...
Une chose est sûre: l'antiquité de l'occupation humaine dans cette région du Rustinu, avec pour fleuron, la présence si forte de l'église pievane et des deux baptistères de santa Maria di Rescamone ...
Merci à Toussaint de ce partage : la suite dans votre livre!
(à suivre, donc)
16:58 Publié dans corse, préhistoire corse, racines de pierre | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : petre scritte, gravures rupestres de corse, rustinu, toussazint quilici, valle di rustinu, grate, santa maria di rescamone | Facebook |
29/10/2011
Un chemin du septième ciel dans le Ghjunsani ...
"La mer, l'inlassable goutte d'eau, le vent, qui peuvent attendre, qui ne sont pas comme l'homme contraints de se hâter, assurent aux corps qu'ils caressent et qu'ils usent, le profil le plus pur, le plus pauvre aussi, mais le seul véritablement nécessaire. Dans ce long acquiescement, dans cette ultime misère, se dissimule assurément une des formes concevables de la perfection."
(Roger Caillois, Pierres, poésie Gallimard)
Dimanche 16 Octobre 2011.
En chemin, donc, avec Hélène, Colette et le bon génie (vous l'aurez remarqué, il doit y en avoir au moins un par pieve) du Ghjunsani, Santu: quelques images de cette lumineuse journée d'automne entre terre, ciel, montagne et mer
L'un des nombreux sentiers soigneusement dallés qui reliaient les communautés entre elles, entre le Ghjunsani et la Balagne: voies de communication dans tous les sens du terme.
Santu nous a concocté un parcours où le paradis se mérite par la crapahute
... tant de choses à raconter à chaque pas! Des bonnes, d'autres moins heureuses: le feu a ravagé plus d'une fois cette région, laissant à nu la terre rocailleuse là où poussaient chênes, châtaigniers, genévriers et les céréales opiniâtrement cultivées sur ces terres pauvres jusqu'au sommet des montagnes dans le système solidaire des prese : chaque communauté villageoise permettant à chaque famille de cultiver et de récolter le fruit d'un sol communautaire.
Vers la Boca à Leccia, pour contenir la divagation nouvelle des bêtes à cornes le fil de fer a remplacé les vieilles clôtures, les têtes de lit en fer forgé et rouillé, l'agencement de piquets liés, et la désertification a bientôt définitivement dévoré la végétation ancienne: la nécessité des anciens de survivre par le travail de la terre jusqu'aux sommets ne se devine plus par endroits que par cette écriture patiente des vieux murs sur le flanc aride des montagnes.
Là-haut, du côté d'Arba Bona (là où l'herbe était parfumée par l'air marin), la vue vers le Cap Corse
Côté Balagne et le barrage de Codole
et au loin, l'Isola Rossa ...
Sur le parcours, le chat-sentinelle veille sur le Ghjunsani et pose ses énigmes à l'imprudent qui s'égare
Côté San Parteu et Piuggiula
Côté San Pedrone et Castagniccia
L'aménagement des abris naturels témoigne de la permanence d'une occupation humaine très ancienne. A l'époque des premiers Corsi : s'abriter, se protéger du froid, des ennemis, et prendre le temps de vénérer les sources, les arbres, les rochers puissants ... On peut les comprendre !
plongeon dans la nuit des temps: abri au pied du sommet de Tornaboie
En leur honneur, libations sur le Monte Bacchus: Santu a sorti la Dive Bouteille! Cela risque de plomber un peu nos jambes après ces agapes, mais la communion avec les esprits du lieu mérite quelques sacrifices.
vers a rocca Speluncata, pour l'instant tout va bien ...
et quelque part près du ciel, on peut rencontrer dans cet univers granitique, proclamant à l'improviste la présence des hommes de la préhistoire, une cupule, aujourd'hui "cabaret des oiseaux" (les jours de pluie ...)
il est temps d'amorcer la descente:
c'est que nous avons rendez-vous à nouveau avec les premiers habitants de cette montagne ...
au passage, cette aire de battage, aghja plantée en plein vent à flanc de rocher
et cette source aménagée qui dit beaucoup sur cette montagne autrefois incessamment parcourue par les gens et les bêtes, hélas aussi sur l'abandon et la sècheresse d'aujourd'hui
Enfin, voici le site de l'Ascita: rencontre avec le "dolmen" d'Olmi Cappella: " L'endroit où se trouve ce mégalithe est fortifié par la nature et par l'homme: il est entouré de blocs énormes placés les uns sur les autres." (Rapport sur les Monuments mégalithiques de la Corses, par Adrien de Mortillet, autour de 1883)
la lourde dalle repose sur deux rochers naturels
et, toute proche, cette belle cupule creusée dans le granite, qui évoque à nouveau des usages et des rites dont nous ne savons toujours pas grand chose à ce jour.
Un temps où les hommes du lieu n'avaient rien à envier aux autres habitants de la Méditerranée.
Merci, très cher Santu, pour ce beau partage de vos racines ... dans ce monde de naguère où chaque lieu et chaque objet avait une âme, comme en témoigne cette fable (via Bernardu Pazzoni) :
(sélectionner et un clic droit pour ouvrir)
http://www.youtube.com/watch?v=UMWGYgJdrE8&feature=colike
11:35 Publié dans balades en Corse, les pierres qui signent, racines de pierre | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : ghjunsani, dolmen de l'ascita, favula | Facebook |