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26/06/2009

Murato, San Michele (suite 5)

Murato, suite 5, à propos des symboles
Murato crapaud et serpent.blog jpg.jpg
"Ce que nous appelons symbole est un terme, un nom ou une image qui, même lorsqu'ils nous sont familiers dans la vie quotidienne, possèdent néanmoins des implications qui s'ajoutent à leur signification conventionnelle et évidente. Le symbole implique quelque chose de vague, d'inconnu, ou de caché pour nous."
(...) "Lorsque l'esprit entreprend l'exploration d'un symbole, il est amené à des idées qui se situent au delà de ce que notre raison peut saisir."
(...) "En outre, les symboles sont des produits naturels et spontanés"
(C.G. Jung: " L'homme et ses symboles", édit. Robert Laffont)
 
Bref, à chacun sa cuisine symbolique, si je puis me permettre pour un lieu aussi saint, au hasard de la cueillette des herbes au bord du chemin: plus on en connait les vertus, meilleure est la soupe.
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Toujours le mur Sud: dans son nimbe crucifère, le masque immobile d'un visage aux yeux comme fermés nous interroge. Certainement le visage du Christ. Image solaire, recevant la lumière et la renvoyant, faisant face à l'ancienne chapelle préromane de San Salvadore (9°-10° siècle: voir le cahier Corsica N°149, 1992, et les contributions de Philippe Domi Grazziani et de Pascal André Magnan) sur la colline au-dessus de l'ancien chemin de Muratu -Rutali.
Murato visage blog.jpg
Un peu plus loin, succédant à notre présumé triton, un visage emmanché d'un long cou et orné d'une sorte de chevelure: une femme sans doute. Les cheveux... "Pendant féminin de la barbe masculine qui est symbole de virilité, les longs cheveux sont l'attribut normal de la femme luxurieuse, sirène, femme de mauvaise vie, grande prostituée de l'Apocalypse"
( Lexique des Symboles, Zodiaque)
 
Chevelure-serpents de Méduse? Méfiance! Son seul regard tue... A moins que? La Vierge, alors? Les deux aspects de la femme, toujours.
Tel quel, ce visage, somme toute assez "primitif", accueille béatement la lumière du soleil et y puise sa présence.
 
Ainsi dit le grand poète mystique persan Rûmi, dans "Le Livre du Dedans" (Bibliothèque persane Simbad):
 
" L'ange est sauvé par sa connaissance
et l'animal par son ignorance;
entre les deux, l'homme reste en litige."
 
C'est que, de toute évidence, quelles que soient les représentations sur ce livre de pierre, il s'agit de nous, pauvres humains, et de notre perpétuel "litige". Nature instable, en perpétuel devenir jusqu'à la fin de notre temps.
 
De même que les "contes de fée" de notre enfance véhiculaient, travaillaient nos aspirations et nos angoisses les plus profondes par personnages interposées. En voyant ce qui semble être ici un crapaud, je ne peux m'empêcher de penser au " Prince crapaud" du conte de Grimm et à son dénouement violent, franchement pas charitable mais efficace et ... "heureux": transformation réussie, on l'a échappé belle! Que dire de la petite sirène d'Andersen qui cherche son âme en troquant par amour sa queue de poisson contre deux jambes humaines: transformation mortellement douloureuse et injustice révoltante (pour l'enfant que j'étais: comme l'injustice de l'absence de la Grâce)...
 
 
(à suivre)

Murato, San Michele (suite 4): à propos des sirènes

Sirènes ...
Murato sirène blog.jpg
 
"Il faut observer qu'après des siècles de culture basée sur l'écriture, sur le livre, nous revenons à l'image et nous devenons capables de concevoir la portée réelle de ces signes. En effet, que font la publicité, le cinéma, la télévision, sinon utiliser un langage d'images dont la force convaincante est évidente? (...) La psychanalyse, Jung en particulier, a révélé la portée incalculable de cette sorte de mémoire accumulée dans notre inconscient, les archétypes qui sont le produit d'une culture universelle.
(...) Que des millénaires plus tard, les Romans aient retrouvé un langage comparable à celui des hommes préhistoriques, une préécriture s'inscrivant dans l'édifice sacré, fait qui n'a pas d'équivalent ailleurs dans le monde à cette date, est la preuve de la réalité d'une structure. En fait, si l'on possédait des séries complètes de toutes les images qui ont précédé l'art roman, on pourrait voir que, contrairement à l'opinion d'Emile Mâle, à aucun moment la tradition symbolique propre à l'Occident ne s'est perdue et que, loin d'être un renouvellement, le symbolisme roman est un aboutissement."
(Liminaire du "Lexique des Symboles" d'Olivier Beigbeder, collection ZODIAQUE, introductions à la nuit des temps)
 
 
Nous voici en présence de "la sirène" ou plutôt du "triton" bifide, si du moins l'on accepte l'idée que les mains maintiennent des queues de poisson et non des pieds. Ce modillon fait suite (comme par hasard) dans notre lecture ambulatoire, au motif du livre maintenu ouvert par les mains emmanchées sur un même bras (note précédente). Nous rencontrons ce thème ailleurs: la Trinità d'Aregno, San Quilicu de Cambia...
Si ce personnage appartient au monde des sirènes:  image ambiguë, personnage amphibie, doté d'une double nature aquatique et terrestre, doté ici d'un visage souriant, "croisant" ici sa double appartenance avec une espèce de plénitude joyeuse.
L'évocation du mot sirène nous conduit tout d'abord à un autre type ambiguë : les cruelles sirènes de l'Odyssée, ces créatures ensorceleuses, dotées d'ailes et de griffes qui fascinent les malheureux navigateurs qui n'auraient pris le soin, tel Ulysse, de se faire attacher solidement au mat de leur navire pour pouvoir entendre la bouleversante beauté de leur chant: ce chant  annihile la raison du voyageur et entraîne irrémédiablement une plongée dans les profondeurs océannes de l'inconscient dont on ne revient jamais. Ou du moins dont on ne revient pas sinon totalement transformé ... Fou ou enrichi? Naufrage ou rédemption?
Notons que dans la tradition des vieux Mésopotamiens, la terre ferme reposait en quelque sorte sur un soubassement liquide: Apsû, ou Engur , signifiant cette "énorme réserve d'eau douce sur laquelle devait bien flotter le sol, puisqu'on la rencontrait partout pour peu qu'on le creusât, et qu'elle s'en échappait  par les sources et les cours d'eau." (Dictionnaire des Mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction d'Yves Bonnefoy, 1981 chez FLAMMARION)
Dans les mythes mésopotamiens, se détache - aux côtés du dieu Enki (sumérien)/ Ea ( accadien) -  la figure civilisatrice de l'ummânu, ou de l'apkallu (terme sumérien): "Super techniciens, sages incomparables, génies fameux, ils ont été considérés comme les héros civilisateurs, ceux qui ont enseigné aux hommes, encore frustres, tout ce qui constitue "la vie civilisée" (...) : "l'écriture, les sciences et les techniques".(idem)
Et la sirène ou le triton, dans tout cela, me direz-vous?
J'y viens: parmi ces apkallu, le premier d'entre eux est Uanna: Oannès , le "Sage", celui qui apporte la connaissance des arts, des lettres, de la science, de l'astronomie, de la religion... A quoi ressemble-t-il? D'après Berose le Babylonien, prêtre-astronome- historien (3°siècle av.J.C.), Oannès est un "initié", envoyé par EA, le grand dieu de la mer et de la sagesse de la ville-Etat d' Eridu, sous le règne du premier Roi antédiluvien (entre 4500 et 4000 ans av. J.C.):
Oannès a l'apparence du poisson, mais il possède une tête d'homme sous celle de poisson, et des pieds également par-dessous semblables à ceux d'un homme joints à la queue de poisson, et sa voix et son langage aussi sont articulés et humains ; de jour il séjourne auprès des hommes qu'il enseigne,  la nuit il retourne dans les profondeurs de la mer.
 
Une fois de plus le mythe croise la science. L'homme-poisson continue de hanter notre imaginaire et ce modillon sculpté peut en témoigner, à l'heure où l'on découvre que la survie de l'humanité dépend de la vie des océans...
 
Qu'elle soit de plumes ou d'écailles, la sirène (ou le triton) de par sa double nature mêle deux mondes: le connaissable et l'inconnaissable, le monde d'ici-bas, et le monde de l'au-delà. Voilà de quoi en terroriser plus d'un. Tout à la fois physique et spirituelle, c'est, de par son ambiguïté une créature inquiétante pour de nombreux penseurs de l'Eglise: alors la sirène ou le triton représentent une idée particulièrement dangereuse de la luxure, transformant, dans cette acceptation, l'homme pécheur en animal. La bestialité et sa représentation la plus "dynamique" (l'énergie vitale du sexe ), seraient alors clairement désignés sur ces modillons de Murato et de Cambia (ci-dessous). C'est l'acceptation la plus commune. Le geste des mains emprisonnant les jambes/queues traduiraient alors l'immobilisation de la démarche spirituelle par la luxure (jambes ouvertes) et ses acolytes, gloutonnerie, ivrognerie, consommation immodérée des biens de ce monde...
 
A vous de choisir l'interprétation qui vous convient le mieux: éveil à la spiritualité et  travail de transformation visant à l'unité de soi, ou emprisonnement dans une animalité supposée pécheresse. Dans ce geste de contrôle, qui contrôle qui?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Cambia triton blog.jpg
"l'homme-poisson" de l'église San Quilicu de Cambia
La figure du triton bifide (ou de la sirène) appartient au discours " classique" des sculpteurs romans: on la rencontre sur de nombreux chapiteaux(Chaspuzac, Saint Rémy de Haute-Loire, Brioude, Paray-le Monial, Colombiers etc...), avec des connotations tantôt maléfiques tantôt bénéfiques...
Enfin: pour certains, la présence de sirènes bifides sur les murs des églises romanes indiqueraient des croisements souterrains de cours d'eau. Il serait sans doute intéressant, dans cette perspective, de venir à Murato avec des sourciers pour vérifier la présence de l'eau sous ce sanctuaire.
C'est une idée que j'accueille d'autant plus volontiers que tous ces lieux sacrés semblent avoir été été choisis avec une sensibilité, une connaissance dont nous avons aujourd'hui perdu l'instinct: les églises anciennes agissaient comme des "piles" d'énergie , mettant en communication le monde terrestre des vivants avec celui, souterrain, des trépassés et avec le monde céleste de Dieu, des saints et des anges. Par l'intermédiaire, en particulier de l'autel consacré et de ses saintes reliques: l'autel devenant alors le centre symbolique du cosmos, l'axe du monde - en tous cas l'endroit le plus "chargé" de l'église, " la porte du ciel", une puissante invite à l'ascension spirituelle. Encore une fois, ces lieux étaient souvent déjà investis par les précurseurs du christianisme, et l'on y ressent comme une permanence du sacré inscrit dans le sol.
 
(à suivre)
 

Murato, San Michele (suite 3)

San Michele, toujours le mur sud.
 
bras volumen et sirène.blog pg.jpg
 
A nouveau, redisons que cette approche des images animant - au sens fort - l'église San Michele de Murato ne peut être que subjective, même si elle est passablement nourrie par l'abondante recherche sur le symbolisme de l'art roman. Ces images agissent sur moi comme peuvent le faire des parfums subtils et complexes dans la nature, éveillant émotions enfouies, nostalgie de paradis oubliés... 
Sous le toit, un frise végétale élégante, alternant là aussi chloritite et calcaire: des lys, semble-t-il. Ce motif de décor, s'il s'agit bien de lys, entre autres déjà largement exploité par l'Egypte ou Mycènes nous rappelle l'héritage antique de cet art roman. Cela dit, le lys lui aussi apporte sa part de sens dans cet univers profondément chrétien: dans les mains de l'Archange messager Gabriel lors de l'Annonciation à la Vierge Marie, il est à la fois la fleur immaculée annonçant la pureté de Marie et sceptre royal de la volonté divine. C’est un « marqueur » de l’essence divine qui conduit à l’immortalité.
Par ailleurs, sa forme trilobée répétée inlassablement sur cette frise semble marteler aussi un autre message, celui du dogme de la Trinité…
 
Sur cette image, deux modillons à la retombée des arcs racontent autre chose. A gauche, un bras terminé par deux mains déroule fermement un parchemin:  lecture des Ecritures ou proclamation d'une sentence?
Il est temps ici d'évoquer à nouveau la vocation de San Michele:
"Princeps militiae angelorum" ( l'archistratège des milices célestes),
"Custos Ecclesiae romanae" (défenseur de l'Eglise romaine),
Psychopompe et peseur d'âmes ... pour ne parler que des "affaires courantes", si je puis dire.
 
Au Moyen Age, choisir le vocable de l'Archange  Michel pour une église c'est se mettre sous la protection du parangon de la chevalerie, de la fidélité (par opposition à l'Ange déchu, Lucifer), parfaitement armé pour lutter contre toutes les déviances du Malin. Mais c'est aussi désirer sa bienveillance au Jour du Jugement dernier: San Michele a récupéré les fonctions (nécessaires...) de passeur et de peseur des âmes mortes  tenues autrefois par le dieu égyptien Anubis, par l'Hermès psychopompe, par Mercure... Il n'est pas rare que les chapelles dédiées à St Michel remplacent un temple dédié à Mercure. Louis Réau cite, dans son iconographie de l'Art chrétien, une colline de Vendée s'appelant " Saint- Michel- Mont-Mercure... A Murato l'archéologie nous apporterait peut-être un éclairage de ce genre...
 
Quoi qu'il en soit, plusieurs éléments du décor sculpté parlent en faveur de l'idée d'un lieu de jugement: rappelons ces deux statuettes campées sur la façade ouest, à la porte d'entrée de ce sanctuaire, accueillant et avertissant les fidèles sur leur passage symbolique de l'extérieur vers l'intérieur. L'église San Michele est certainement en rapport avec l'exercice de la Justice, et de nombreuses images en témoignent,
comme cette main coupée (des voleurs) ..)
main coupée blog copie.jpg
 
 
ou ce qui semble être des ciseaux (pour couper la langue des diffamateurs),
Murato à identifier 1 blog.jpg
renforçant l'idée que nous sommes devant le lieu du tribunal de la piévanie. Tribunal humain et divin.
En attendant, le village de Murato fête son San Mieli chaque 8 mai, célébrant l'apparition le 8 mai 492 du grand Archange à l'évêque de Siponte sur le Monte Gargano, en Apulie:
" Garganus décoche contre un taureau échappé une flèche qui fait volte-face et lui revient dans l'oeil. L'évêque  de Siponte extrait la flèche et, suivant les instructions de l'Archange, il lui consacre le mont." (L.Réau, idem)
Dans le diocèse du Nebbio, dans la Piève de Nonza, l'on retrouvera une autre dédicace à San Michele à Ogliastro (x°s.)
 
(à suivre)
 
 

Murato, ( suite 2) l'église romane "San Mieli"

 
Murato, San Michele,
toujours la façade Sud.
 
La deuxième fenêtre en meurtrière a reçu, elle aussi, un décor symbolique fort... On notera là aussi l'alternance des chloritites sombres et des calcaires.
Murato serpents oiseaux blog.jpg
L'archivolte ici s'orne d'une double arabesque formée par deux vigoureux serpents entrelacés ( les queues nerveusement animées, les "cous" solidement noués:la conjugaison, pleine d'énergie! des forces du mal? ), la tête "à l'envers" ( contre nature), la fixité rougeoyante de leurs yeux (fascination), à la gueule ouverte sur des dents aiguisées (un appétit à toute épreuve!) et une longue langue (le verbe séducteur: le serpent détient les connaissances occultes, il assure savoir les secrets de la vie) , s'apprêtant à dévorer un oiseau ( la spiritualité)... Le message est "clair" (on pourrait du moins le croire...)  et nomme le danger qui guette l'homme en quête de spiritualité: mais ne jamais oublier que serpent et oiseau font partie intégrante de chaque humain. Leur nature profonde n'est pas si opposée: voir, par exemple, le serpent-oiseau Quetzal-Coatl des Aztèques...
A gauche l'étoile a huit pointes entrecroisées, celle de droite sept. Ces nombres sont lourds de symboles:MuratoEtoile à 7 branches blog.jpg Muratoétoile huit branches blog.jpg
 
 
 
SEPT:" Il a (...) moins d'importance que le Quatre ou le Trois dont il est la somme, évoquant ainsi l'union de la terre et du ciel (...) Par excellence, c'est un nombre appartenant à l'Apocalypse, ce livre qui a tant marqué l'iconographie romane: les sept Eglises d'Asie, les sept cornes de la Bête, les sept coupes de la colère divine. C'est essentiellement un symbole hébraïque(...) 
HUIT:"Le nombre Huit symbolise la renaissance par le baptême, la résurrection: c'est pourquoi les baptistères et les fonts baptismaux ont souvent la forme octogonale (...) Le Huit correspond  encore aux Béatitudes, aux tons de la musique grégorienne. (...) C'est le nombre de la vie future". "(Lexique des symboles, Zodiaque)
Au centre de l'étoile à sept branches, une deuxième figure étoilée à six branches:
SIX:  " Par opposition au Cinq qui est l'humanité, le Six serait le surhumain,, la puissance: ce chiffre correspond aux jours de la création, aux oeuvres de miséricorde. (idem) 
Au centre de l'étoile à huit pointes, une étoile à quatres branches: quatre éléments (terre, air, eau, feu), quatre saisons, quatre fleuves du paradis (Phison, Géon, Tigre et Euphrate) pour arroser les quatre coins du monde, quatre points cardinaux, quatre Evangélistes, quatre Pères de l'Eglise, quatre vertus cardinales... etc... etc... L'art roman, héritier des civilisations antiques, se nourrit naturellement de symboles.
Notre époque espère tout pouvoir expliquer rationnellement grâce aux progrès de la science, ou du moins recule les limites de l'inconnu: à l'époque romane, tout peut s'exprimer à travers le langage symbolique.Murato fleur soleil.blog.jpg Comprenne qui pourra!
 
Au-dessus de l'archivolte, à la retombée de l'arc sur la gauche, une "fleur-solaire" avec une croix axiale en son coeur: lumière, immortalité,  résurrection. En opposition avec les ténèbres. Alchimie.
 Puis, sous l'arc, une alvéole qui contenait à l'origine un bol en céramique polychrome (on retrouve ailleurs sur l'église ces éléments qui devaient apporter cette touche brillante de couleurs et s'illuminer au soleil).
Murato crapaud blog.jpg Suit une sombre créature accroupie, un crapaud semble-t-il, avec ses gros yeux globuleux. C'est un animal des ténèbres, dédié à Saturne: il est vrai que la pauvre bête ne jouit pas d'une très bonne réputation, et on lui attribue volontiers des accointances avec le monde démoniaque: compagnon des sorcières, en enfer il tourmente sans fin les femmes adonnées à la luxure. Murato eau primordiale blog,.jpgPourtant quelle douceur dans son chant de cristal!
 
Le modillon à sa droite évoque les eaux primordiales de la création, ou bien le déluge: hiéroglyphe de l'eau dans l'Egypte ancienne, symbole universellement répandu dans toutes les civilisations, sur tous les continents... "L'esprit de Dieu planait sur les eaux" (La Genèse)
 
 
 
 
Murato ensemble serpents blog.jpg
Enfin, sous la meurtrière, un bandeau sculpté déroule un chaînage de douze cercles solidaires, deux fois six, et alternant les images  : on retrouve trois étoiles à huit pointes (avec des variations de motif en leur centre), trois sortes de gerbes liées en leur centre, trois motifs de liens entrelacés (avec une sorte de progression de la gauche vers la droite: un brin, deux brins , deux brins et plus; un motif avec deux soleils superposés; deux oiseaux aux attitudes totalement différentes (celui de gauche semble chuter, blessé à mort, celui de droite au contraire s'apprête à l'envol). Au centre, une tête humaine se dégage en relief au-dessus de cette série de maillons, affublé d'une sorte de queue d'oiseau (si je la compare avec le motif de l'oiseau qui le précède) mettant bien l'accent sur le sujet de l'ensemble: c'est bien l'aventure spirituelle de l'homme qui est au centre de l'oeuvre de toute l'église, et chaque motif se lit et s'enrichit au contact de ses voisins. A lire ... ou à ressentir, chaque image provoquant une multitude d'ondes entrecroisées à l'intérieur de celui qui prend le temps de regarder et de rêver. 
Il faut bien accepter de ne pas comprendre: comme, par exemple ( entre autres!) ce cercle contenant les deux soleils superposés
Notre habitude de lecture de gauche à droite nous conduit à ressentir ce bandeau comme un récit dont nous ne possédons pas toute la signification: il y a un avant ( la partie à gauche de la tête ) et un après (à droite). Confusément s'installe une certaine idée de la création,  de l'abondance divine et de l'organisation de la matière créée par séparation et interdépendance des éléments: les deux oiseaux figurant peut-être, à gauche, la chute du premier homme (Adam et Eve), et l'annonce de son destin mortel, à droite, la rédemption spirituelle du nouvel homme ...
Ce qui m'apparait aussi dans cette frise, c'est l'accent mis, dans chaque figure (mis à part les oiseaux) sur le centre: le centre des étoiles est en creux, je me demande même si à l'origine il ne portait pas une pierre rouge comme les yeux des serpents plus haut ; le lien des gerbes; le croisement des brins; le centre des soleils. Histoire de recentrage, de transformation. Alchimie spirituelle.
 
 
(à suivre)
 
 
 
 
 
 

San Michele de Muratu, NEBBIU, CORSE

Regroupement des notes sur San Michele de Murato
 
Murato -  Eglise San Michele, ancienne piévanie de Bevinco.
Murato ensemble face blog.jpg
Dans la lumière d'hiver, la façade à l'ouest et son campanile surhaussé en 1855. 
 
 
" Le symbolisme n'est pas logique, ne l'oublions jamais. Il est pulsion vitale, reconnaissance instinctive; c'est une expérience du sujet total, qui naît à son propre drame par le jeu insaisissable et complexe des innombrables liens qui tissent son devenir en même temps que celui de l'univers à qui il appartient et auquel il emprunte la matière de toutes ses re-connaissances. Car finalement, il s'agit toujours de naître avec, en mettant l'accent sur cet  avec, petit mot mystérieux où git tout le mystère du symbole..."  (Introduction au monde des SYMBOLES - Zodiaque) 
Murato abside blog.jpg
l'abside à l'est
 
Tout d'abord, mes remerciements vont à Pascal Magnan et à Louis Giacomoni, dont j'emploie ici en partie la documentation sur Murato. J'utilise également, entre autres, les ressources de "La Corse Romane", cet ouvrage (hélas épuisé, comme la majorité des livres de la collection Zodiaque)  publié en 1972 par cette grande dame de l'archéologie romane et préromane en Corse, Madame Geneviève Moracchini-Mazel, collection Zodiaque éditée par l'Abbaye Sainte Marie de la Pierre -qui-vire.
 
 En 1837, Prosper Mérimée, alors Inspecteur des Monuments Historiques l'a vue, et admirée! "En 1855, Achille Murati (petit fils d'Acchille Murati,  Lieutenant de Pascal Paoli) restaure et rehausse à ses frais le clocher-porche de St Michel" (P. Magnan). Enfin l'église sera classée Monument Historique en 1875. Altière et bien campée sous le ciel bleu de février sur son plateau au-dessus de la vallée du Bivincu et  du Golfe de St Florent , voici donc l'église de San Michele, dite " San Mieli". A cette saison une pelouse bien tranquille  où joue au ballon un tout petit garçon jailli de sa poussette, sous les encouragements de sa maman et le regard attentif de San Michele ...
 
Perception immédiate. Exposée, non pas protégée, ombragée, comme à San Quilicu de Cambia dans son berceau de chênes verts.
 
Murato paysage sous San Michele.blog jpg.jpg
Côté sud, le regard plane jusqu'à la mer
 
Isolée, affirmée dans son dialogue avec le vaste paysage environnant. Non pas investie par les tombes modernes, les photos des morts, les jolis petits poèmes d'amour filial et les fleurs artificielles, comme à Aregno - là bas, c'est encore autre chose.
Pourtant les morts ne sont jamais bien loin des chapelles romanes, je dirais même que sans doute ils ont coutume, comme ici,  de les précéder: le sens du sacré chez les morts, si je puis dire, a la vie dure.
Murato Teppa à Lucciana blog.jpg
Côté est, TEPPA à LUCCIANA ("Grotta di a Regina") . Les morts contribuent à la sacralisation du paysage: ici les archéologues ( plus récemment Jacques Magdeleine ety Alex Milleliri) ont révélé un site de sépulture  important de l'âge du fer.
 
 
Qu'on me pardonne! Vue de face, l'église San Michele m'a toujours fait penser, avec son porche surmonté d'un campanile anormalement surhaussé, à je ne sais quel être mythique surgi du fond des âges: dressée pour l'observation sur ses deux pattes avant cylindriques et robustes , un long cou rectangulaire, et là haut, cet oeïl de cyclope qui vous srute... Murato S Michele ensemble blog.jpg
La présence est immédiate. D'autant que la polychromie ("typique" de l'art pisan du XIIème siècle) fait alterner la serpentine vert sombre, tirée du lit du Bevinco, et le calcaire blanc de la région de St Florent - et renforce puissamment cette impression de vie frissonnante: vous n'êtes pas seulement arrivé devant l'un des monuments les plus connus de Corse, l'un des plus intéressants,  de ceux qu'il faut avoir vus etc... non, vous êtes devant un être qui vit tout simplement avec la mer, le ciel, l'eau des rivières, la pierre, les montagnes, les arbres qui l'environnent. L'église de San Michele vous guette, vous jauge, peut-être même vous juge, ce qui tout compte fait ne serait pas étonnant pour une piévanie faisant office de tribunal. La large esplanade au centre de laquelle elle trône pourrait accueillir une grande cour de justice...
 
 
 La façade, avec ses trois arcs en plein cintre alternant ses claveaux sombres et clairs, accueille à la retombée des arcs des sculptures en haut relief énigmatiques  : quadrupèdes dotés de dents menaçantes, et de chaque côté de la façade, deux personnages emblématiques que l'on retrouve également dans cette situation sur la façade de l'église de la Trinità à Aregno:
Murato person robe blog.jpg
 
à gauche, un personnage revêtu d'une robe longue,
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à droite, un petit homme nu portant sur ses genoux un bâton? un volumen (rouleau)?
Evocation peut-être du pouvoir judiciaire et ecclésiastique exercé au sein de cette piévanie...
 
Murato façade 2 Quadrupèdes blo.jpg
Entre ces deux personnages, les quadrupèdes de service ...
Murato gardien porche blog.jpg
... gardiens (ours?) du sanctuaire aux dents acérées dans une gueule démesurée ou bien signe de notre animalité mise à nu?
Ne croyons surtout pas que nous soyions dans une sorte de musée à ciel ouvert où le décor se contenterait de nous charmer par sa fantasque créativité. Non. Nous voici soudain au centre d'un ensemble tissé de messages qui nous concernent, que nous le voulions ou non, nous autres, gens du XXIème siècle.
 
San Michele est certainement, parmi les églises romanes de Corse celle qui porte le plus grand nombre de messages sculptés dont nous avons bien souvent oublié la signification. Nous autres, gens de ce siècle, sommes comme orphelins et démunis du sens symbolique de cet art roman. Pourtant, si nous parvenions à stopper l'engrenage désordonné de notre intellect, si nous laissions les images agir simplement, si nous retrouvions quelques instants sous les strates du monde moderne notre âme de primitif, notre part d'enfance, faite à la fois d'immédiateté et d'héritage, quelle récompense! Chacun ici, alors, pourrait se reconnaitre et s'abreuver à la source inépuisable des symboles nés de nombreux siècles avant l'éclosion de cet art. Du reste, pour boire à cette source qui s'offre à nous, il suffit d'avoir soif et point n'est nécessaire d'en connaître l'analyse chimique.  Ces monstres à la gueule ouverte, ouvrent les failles des grandes profondeurs de notre inconscient, et ces images parfois naïves, ces frises déroulant leurs motifs répétés, alternés, obsessionnels nous questionnent:  nous pressentons bien qu'il s'agit là d'une véritable écriture de pierre à déchiffrer, d'un langage essentiel conçu pour la communication de l'ineffable au plus grand nombre...
 
(photo de Claude Goergens, en juin 2008)
Le fait que les pierres utilisées à Murato (pierre vert sombre: de la chloritite , très tendre; et le calcaire blanc de San Fiurenzu)  soient d'une densité idéale pour les sculpteurs de ce XIIème siècle a permis l'éclosion d'une richesse ici exceptionnelle d'images à "lire" tout au long des murs, comme on lirait une bande dessinée, sans nécessairement en comprendre les bulles...
Murato sculp clocher poiss.blog.jpg
Pierres de réemploi dans le campanile.
La première église  de "Sancto Michael de Lorecta" semble avoir été construite au Xème siècle, puis lui succède l'édifice du XIIème, ce magnifique exemple de cet art pisan en Corse où la polychromie joue un rôle si important. Des pierres de réemploi, sans doute du premier édifice, ont été utilisées, en particulier dans le campanile: poissons et monstres difficiles à identifier... 
 
Murato sculpt cloch aigle blog.jpg
... mais plein de vitalité, comme cet être hybride à tête d'oiseau (il me semble)! Les images portent de multiples messages, parfois contradictoires en apparence: par exemple ici menace et/ou promesse de fécondité?
Les murs de l'église s'animent sous l'alternance aléatoire des dalles sombres et claires, tandis que s'installe la pulsation musicale des arcs, sous la corniche rythmée de frises florales, d'entrelacs. Sur la façade du mur Sud, deux meurtrières s'enrichissent d'archivoltes et de bandeaux sculptés d'une grande élégance.
 
Murato entrelacs et vigne blog.jpg
 
Ici l'archivolte tresse une corde (un motif omniprésent sur cette église), liant les grappes de raisins à l'arabesque formée par les brins torsadés, entrecroisés : relier nos brins de vie au symbole mystique de la vigne? Sortir de l'entrelacs fermé de nos existences terrestres grâce à cette vigne? 
La corde, en tous cas, lie, renforce la cohésion de l'ensemble, qu'elle souligne, comme ici, l'arc, ou qu'elle enserre le haut des murs d'un lien continu (comme la cordelière ininterrompue qui court sous la corniche de l'église pisane d'Aregno ou ici autour de l'abside). Le bandeau inférieur souligne à nouveau cette torsade continue qui m'évoque aussi l'image stylisée du perpétuel recommencement contenu dans les représentations, fréquemment rencontrées sur les tympans de nos chapelles, de l'Ouroboros, le serpent qui se mord la queue.
 
Comme toujours chaque image interroge plus qu'elle ne résoud. Le thème de l'entrelacs ici doublement présent, dans l'archivolte et dans le bandeau inférieur de la meurtrière, fait partie de ces symboles chargés de sens complexes, voire contradictoires. Figure fermée sur elle-même, hors du temps, sans début ni fin
 
Murato oiseaux contrastés blog.jpg
 
Au-dessus de l'archivolte, et certainement en lien avec ces thèmes, un modillon sculpté représentant deux oiseaux contrastés:
Voici bien un exemple d'un message fort, difficile à décrypter et non seulement d'une image simplement décorative: son emplacement "privilégié", proche de cet ensemble évoqué plus haut, le soulignement de cette représentation des oiseaux ( des paons? symbole de résurrection, mais aussi de vanité) en les faisant se croiser dos à dos, ouvrant une porte de mystère dans notre univers mental rationnel, tout concourt à l'interrogation. D'autant que l'oiseau évoque fréquemment l'âme, le spirituel par rapport à la chair, à l'animalité.
A propos du paon... voici ce qu'en dit le Bestiaire d'Oxford , l'un des plus célèbres manuscrits du XIIIème siècle (Philippe Lebaud Editeur, 1988) dans un texte savoureux: 
                                                                                                                                     " (...) Le paon  a un cri effrayant, une démarche naturelle, une tête de serpent, une poitrine de saphir;  les plumes de ses ailes sont un peu rouges. Il a aussi une longue queue, couverte - pour ainsi dire - d'yeux. Son cri est terrible, quand le prédicateur menace les ppécheurs du feu inextinguible de l'Enfer. Son allure est naturelle, chaque fois qu'il ne se départit pas de l'humilité dans ses actions; il a la tête d'un serpent, lorsqu'il tient son esprit sous la garde d'une attention prudente; la couleur saphir de sa poitrine  symbolise le désir spirituel du Ciel; ses plumes roussâtres désignent l'amour de la contemplation. La longueur , de sa queue marque la longueur de la vie future; on dirait quelle porte des yeux, parce que tout docteur prévoit le danger qui menace chacun à sa mort. Elle est verte , pour que la fin s'accorde au début. Ainsi, la variété de ses coloris exprime la diversité des vertus. Le paon redresse sa queue quand on l'admire, parce que le supérieur élève son esprit quand les flatteurs font l'éloge de la fausse gloire. Il arrange ses plumes, parce que le maître estime ses actions ordonnées. Mais lorsqu'il redresse la queue, il découvre son derrière: l'âme élevée se moque de ce que la pratique vante. Le paon doit donc tenir sa queue baissée, et le docteur agir avec humilité" 
                                                                                                                                                             
 Ce ne sont peut-être pas des paons: pourquoi pas des aigles ? Alors tout est à reprendre! Ce qui est réjouissant avec ces images, c'est justement cette incertitude de l'interprétation, ces chemins multiples, entrecroisés, tracés sous les pattes trottinantes des brebis dans les cistes pour nos menues transhumances spirituelles .                                                                                                                                                                   (à (à suivre!)