20/01/2011
Sentiers de Balagne, suite
Des sentiers et des hommes:
sentiers de la nécessité et sentiers de loisir
(voir le site de la Communauté de communes du Bassin de vie de l'Ile Rousse: CCBVIR)
Un projet ambitieux de réouverture de ces sentiers vitaux qui irriguèrent des siècles durant la vie des villages de Balagne s'est concrétisé ces derniers mois, grâce à la volonté conjuguée de l'association du Pays de Balagne et des trois intercommunalités: Calvi-Balagne, Bassin de vie de l'Ile Rousse, et e Cinque Pieve di Balagna.
Un investissement lourd pour permettre aujourd'hui la redécouverte de ce maillage serré des chemins entre les villages, entre lieux d'habitation et lieux de travail: ces sentiers répondaient autrefois à une nécessité vitale pour un monde rural d'agriculteurs et de bergers en perpétuel mouvement. Les sentiers autrefois utilisés au quotidien ne connaissaient pas de problèmes d'entretien: sous le sabot et la dent des ânes et des chevaux, ronciers et broussailles n'avaient pas le temps de s'installer ... Ce monde a bien changé: beaucoup d'anciennes exploitations ont cessé depuis longtemps de nourrir leurs familles, on ne descend plus par ces sentiers pentus pour semer, récolter, cueillir, vanner, moudre ... et la farine, bien trop blanche pour être honnête nous arrive sans efforts en jolis paquets bien conditionnés. Bref nous voici désormais à l'ère de la grande surface, du 4X4 et du téléphone portable ...
Ce monde ancien n'est plus. Il a pourtant laissé cet héritage d'un patrimoine rural qu'il faut apprendre à connaître , à condition de le à parcourir autrement qu'en voiture. Un important travail a été fait en 2010 pour la Balagne: dégagement des sentiers, balisage et signalétique sont déjà en place, de quoi marcher dès maintenant entre les villages sans se perdre ni buter sur des obstacles infranchissables grâce à l'installation de portails qu'il ne faudra pas oublier de refermer derrière soi. Nous sommes toujours au pays des bergers et notre liberté doit respecter celle des troupeaux ...
... et à pas d'hommes ...
enjamber l'histoire (pont génois)
découvrir les petites chapelles (San Roccu)
se réjouir de la beauté du monde (Palasca)
du travail des gens d'hier
et d'aujourd'hui
voir autrement le village (Belgodère) d'en-dessous
(Costa)
vers San Bastianu ...
(San Bastianu)
au loin voir Speluncatu ... y aller à pied par les sentiers.
Ces sentiers qui doivent faire l'objet d'un entretien régulier: mais le meilleur service que l'on puisse leur rendre, c'est de les utiliser en gardant en mémoire la présence de tous ceux qui, par le passé, les ont sillonnés au gré de leur nécessité .
Ce projet est né du désir de dynamiser ces 944 km2 de territoire rural de la Balagne et d'offrir des itinéraires intelligents non seulement aux touristes mais également aux gens de Balagne: parcourir "son" territoire et se le réapproprier au pas de l'homme c'est aussi aller à la rencontre de "sa" mémoire collective, en particulier à travers les nombreux lieux-dits encore présents sur les cadastres - en sachant toutefois qu'autrefois chaque parcelle de terrain portait un nom et avait son histoire ... L'occasion aussi de découvrir le "petit patrimoine" des fontaines, des fours à chaux, des moulins, des murs, des aires de battages ...
Ce devrait être une obligation pour les enfants des écoles de les familiariser avec leur patrimoine rural, comme c'est déjà le cas, par exemple, avec les enfants de l'école d'Olmi Cappella, dans le Ghjunsani grâce à la complicité et le travail opiniâtre de Santu, leur infatigable et cher mentor, et de tous les bénévoles de cette magnifique région ... Allez donc visiter leur site:
www.ecolepublique-olmicappella.com
(Vallica)
Sans oublier à chaque fois que cela sera possible de rentrer dans le coeur du village: l'église ...
Ne jamais oublier que ce sont ces mêmes gens qui piochaient la terre et couraient derrière les troupeaux qui ont créé ce merveilleux patrimoine religieux populaire, si festif ...
l'occasion d'admirer l'exubérance des décors (Costa: la voûte de San Salvatore)
... et d'entendre leurs orgues ... (Costa),
à l'initiative de l'Association Saladini de Speluncatu , dans le cadre des journées de découverte de "La Montagne des orgues", qui va proposer, hors été, des balades patrimoniales sur ces sentiers autour des villages proches: Belgodère, Occhjatana, Costa, Ville di Paraso, Speluncatu ...
www.montagne-des-orgues.com
(à suivre !)
Merci à Alain Colombani de Speluncatu qui oeuvre avec passion depuis tant d'années à l'ouverture de ce réseau des sentiers, et à Olivier Franceschini, du CCBVIR, pour la qualité de son travail et de son accueil!
23:01 Publié dans nature, orgues historiques de Corse, parcours de découverte du patrimoine en Corse, patrimoine de la solidarité humaine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : sentiers de randonnées en balagne, découverte à pied du patrimoine de la balagne, orgues historiques de corse, belgodère, occhjatana, costa, ville di paraso, speluncatu | Facebook |
18/01/2011
petite ode aux chemins de Balagne et d'ailleurs
CHEMINS
du fonds des âges
chemins de passage
chemins des bêtes
puis chemins des hommes
chemins de transhumance
piétinés par les troupeaux les pieds nus
chemins dallés chemins vécus
cheminant entre villages et vallées
d'une pieve à l'autre
entre plaine et montagne
chemins sonnant et résonnant
voix et sonnailles
sous le pas des bergers et des troupeaux
des laboureurs et des boeufs
des soldats des glaneuses des colporteurs des lavandières
chemins de misère et chemins d’abondance
chemins du malheur et chemins de la résistance
chemins des fêtes et chemins du besoin
chemins pour descendre en plaine dès l’aube
en remonter le soir au pas de l'âne
vannés et chargés
chemins d'altitude pour semer et récolter là-haut
nourrir la famille
quand les terrains d'en bas font défaut
chemins pour courir à la veillée sous la lune
de l’autre côté du col
de l’autre côté du gué
de l'autre côté du monde apprivoisé
chemins de tous les dangers
de l'embuscade des vivants et des morts
chemins de l'amour et du baiser
sérénades en chemin
chemins bordés de murs hautins
où des riches jardins
s’ouvrent et se referment les portails
à grosse serrure
clos
encadrés de pierres taillées
surmontés d'un fier linteau daté
signé pour que nul n'ignore
pas même celui qui ne lit pas
chemins de l’huile et du grain
bordés de moulins aux lourdes meules
chemins du vin entre les vignes le pressoir le tonneau
chemins de service à l’ombre des grands chênes
petits chemins de traverse
qui parcourent la trace d'anciens lieux dits
délaissés perdus oubliés sous la fougère
sur le chemin
depuis le port transporter à dos de mule
ce qui vient d’ailleurs
de Toscane de Ligurie d'Elbe la proche
de France du Cap Corse
ce qui manque
les produits manufacturés
ce qui fait rêver
ces draps fins
ces riches velours dont s'habillent les donateurs
sur les toiles peintes de la dévotion
ces statues miraculeuses
sur le passage desquelles jaillissent les sources
ces beaux objets pieux peints ciselés dorés
chapelles en chemin
et chemins des confréries
des gens cheminant en procession pieds nus
pour que la terre donne du fruit
que nous soit épargnés
la sècheresse la pourriture le criquet
la tempête la peste le choléra
pour forcer la solidarité divine
renforcer la solidarité humaine
remercier les bons saints de proximité
San Martinu San Roccu San Bastianu
entendre en chemin le chant des cloches
par-dessus les oliviers les châtaigniers
les hêtres les genévriers les chênes
jusqu'au sommet des montagnes
jusqu'au creux du vallon
jusqu’aux maisons
les cloches
qui tintent jour après jour l’angélus
au fil du temps
tissent à l'air libre
la naissance et la mort de chacun ici-bas
de ce village-ci de ce village -là
sonnent à la volée
le jour de Santu Stefanu Santa Vena
San Michele Santa Catarina San Gavinu
Santa Maria Assunta San Quilicu Santa Julitta
San Pietro San Marcellu Santa Nunziata
San Salvatore San Tumasgiu Santa Lucia
Sant’ Annunziata San Carlu Sant’ Andrea
Santa Croce San Simone
San Bartolomeu
dans l'intimité San Barto
ils sont si nombreux si bienveillants
on ne peut les citer tous
pourquoi s'en priver
et qui ne vit dans l'intimité de ses saints
a peu de chance de s'en sortir en chemin
naguère pour se trouver
rencontrer l’autre en chemin
Occhjatana, depuis la montagne
au-dessus de Speluncatu, enclos et chemin
la traite
une famille nombreuse à nourrir
de retour du lavoir
entre jardin et village
labour de montagne
sur l'aghja
l'aghja entre Ville di Paraso et Speluncatu
les musiciens de la sérénade
sur le sentier de Belgodère
portail de jardin
c'était un grand moulin
les belles donatrices ( 16°s. Belgodère)
la Vierge des Douleurs, Belgodère
en procession, la confrérie de Speluncatu
en avant! la confrérie de Costa
sur le chemin, la chapelle san Filippu de Speluncatu
Les photos anciennes proviennent du fonds récolté par Speluncatu
14:55 Publié dans chemins, corse, patrimoine de la solidarité humaine, poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sentiers de balagne, chemins, belgodère, ville di paraso, ochhiatana, speluncatu, confréries | Facebook |
16/11/2010
Les confréries de Corse: l'exposition de Corte, suite
Les confréries de Corse
2°/ petite suite: survivre aux mutations du monde contemporain ...
" Le déclin des anciennes certitudes n’a pas signifié la disparition des besoins psychiques qu’elles satisfaisaient." (Octavio PAZ)
Sant' Andreu di Boziu: la Crucifixion avec deux confrères
Lu ce beau texte, écrit par Octavio PAZ : il s'agit d'une conférence donnée à Séville en 1991 et dont le titre était:
"Démocratie: l'absolu et le relatif"
( Itinéraire, chez Arcades/ Gallimard)
En voici quelques lignes significatives:
(…) Chaque homme est soif de totalité, faim de communion. C’est pourquoi il cherche le sens de son existence, autrement dit ce chaînon qui le relie au monde, qui le fait participer au temps et à son mouvement. C’est pourquoi encore il aspire à renouer avec cette intime réalité dont la naissance l’a brutalement séparé. Nous sommes suspendus entre solitude et fraternité. Chacun de nos actes vise à rompre notre isolement – notre condition d’orphelin – et à restaurer, fût-ce de façon précaire, notre union avec le monde et avec autrui. La démocratie moderne nous épargne les exigences exorbitantes et cruelles de l’Etat sous sa forme antique, à mi-chemin de la Providence et de Moloch. Elle nous offre la liberté, donc la responsabilité. Mais cette liberté, à défaut de se traduire par une reconnaissance des autres et de les inclure, est une liberté négative : elle nous enferme en nous-mêmes. Cruel dilemme : sans fraternité, la liberté se pétrifie ; sans liberté, la démocratie cède le pas à la tyrannie. Une contradiction fatale, au double sens du terme : nécessaire et funeste. Sans elle, nous ne serions pas libres, nous ne pourrions aspirer à notre seule dignité : être responsables de nos actes. Mais avec elle, simultanément, nous tombons dans un abîme sans fond : notre propre personne. C’est à cela que nous assistons dans les sociétés libérales modernes : la communauté se fracture, la totalité se disperse. A son tour, la scission de la société se répète en chaque individu : chacun est divisé, chacun est un fragment et chaque fragment tourne sans boussole, et heurte les autres fragments. En se multipliant, la scission engendre l’uniformité : l’individualisme moderne est grégaire. Etrange unanimité, faite de l’exaspération du moi et de la négation des autres."
***
Les confréries d'autrefois semblent avoir développé une certaine éthique que nous aurions aimé voir mise davantage en exergue dans cette exposition de Corte : le contraire de "l'exaspération du moi et de la négation des autres " ...
Elles marchaient sous leurs bannières, rappelant ainsi sous la trame de la vie l'humaine destinée: en voici deux choisies parmi tant d'autres, peintes pour une confrérie du Ghjunsani
Regardez bien, par transparence sous cette crucifixion veillée par nos confrères ...
... la méditation mélancolique de A FALCINA (la faucheuse)
Et sur cette autre bannière:
d'un côté la Mort à grandes enjambées
...tenant d'une main sa grande faux sanglante aux dents acérées
et de l'autre le sablier ailé ...
... tandis qu'au revers, l'aspiration à la rédemption, à la transcendance. Sur cette bannière le Christ couve du regard les deux confrères, dont l'un tient son flambeau allumé et l'autre, l'air épouvanté, regarde son flambeau éteint:
"Veillez: vous ne savez ni le jour ni l'heure " ...
Ces bannières populaires portent avec évidence leur message. D'un côté la Mort n'est pas, comme aujourd'hui, escamotée: elle s'inscrit dans le paysage quotidien des vivants, semblant lier à jamais l'humanité à son mortel destin - " la Mort pour tous et la Mort pour soi" - en paraphrasant le titre de l'excellent ouvrage de Marie-Hélène Froeschlé-Chopard: "Dieu pour tous et Dieu pour soi" (éditions de l'Harmattan). Mais de l'autre côté ces bannières anciennes sont avant tout une invitation à répondre communautairement à la dure loi de cette mort individuelle: un engagement éthique qui, par cette réponse confraternelle, défait les liens de la mort et ouvre les portes de la liberté...
***
"Nos aïeules récitaient d'interminables rosaires; nos filles répètent des slogans publicitaires." ( Octavio Paz, idem)
Parmi les plus beaux objets présentés à l'exposition de Corte, la magnifique série des bâtons de procession de la confrérie du Rosaire de Bonifacio m'a particulièrement impressionnée: c'est le seul cas que je connaisse en Corse du Rosaire ainsi conçue pour être "déambulée" ... En revanche cette dévotion reste l'une des plus populaires dans nos églises, moulinant dans un interminable et doux murmure la dévote prière : son iconographie récurrente, délivrant avec efficacité le cathéchisme pour tous, se retrouve illustrée au long des siècles dans les moindres chapelles de nos villages:
Ici l'autel du Rosaire dans l'église de l'Annonciation de Muro (anonyme, XVII°s): la Vierge et l'Enfant entre Saint Dominique et Sainte Catherine de Sienne
Sainte Catherine de Sienne et détail de la Résurrection, de l'Ascension, de la Pentecôte (Mystères glorieux) ...
... et un détail de la Nativité (Mystère joyeux): la paysanne en robe noire apporte le double réconfort d'un panier rempli d'oeufs et d'une corbeille, sur sa tête, pleine de linge, me semble-t-il...
Ou ici, cette représentation plus populaire des Mystères du Rosaire peints par le peintre de Nessa , Antonio Orsini (milieu XIX°s) pour Nessa ...
Mais toujours ces liens affectifs, fraternels, tissés entre les gens d'une communauté villageoise sur fonds de dogmes de l'Eglise ...
Que reste-t-il de l'esprit de ces époques? Le monde a changé. La survie, du moins pour une majorité des gens de notre époque est "assurée" - du moins l'on serait heureux de pouvoir l'affirmer! - par l'Etat "démocratique", cet Etat centralisé qui pense et agit à notre place pour "le bien du peuple", cet Etat dont nous voyons les visages successifs à la sacro sainte Télé à grand renfort de suspens médiatisé ... La précarité n'est plus prise en charge par des gens reconnaissables, la charité s'exerce à distance : les confréries n'ont plus réellement cette mission première d'entraide au sein de la communauté sans laquelle autrefois l'on ne pouvait survivre ... Or cette nécessité de jadis cimentait plus sûrement le groupe (la confrérie du village faisant office de famille élargie) que la satiété de nos jours ...
[Mais gardons-nous du passéisme: les gens d'autrefois n'étaient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui et nous assistons chaque jour à la création d'associations caritatives très actives avec des gens formidables de tous bords qui luttent - par les banques alimentaires, les restaus du coeur, les aides au logement, à l'éducation , à la recherche médicale ... - pour soulager la misère des innombrables laissés pour compte de notre société ... En Corse comme ailleurs.]
En revanche, ces confréries d'aujourd'hui, en dehors de leur fonction purement religieuse ( si l'on peut dire, le religieux et l'humain se pénétrant sans relâche: il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à assister par exemple à un Office des Morts fraternellement célébré pour un membre de la communauté ) et de la dynamique propre au travail du chant ( prenant en charge le riche patrimoine du chant local, dans sa recherche et dans toute sa diversité, dans sa transmission mais aussi dans sa créativité), nos confréries, donc, ont clairement un rôle à jouer dans le maintien et l'enrichissement du lien social et dans une reconnaissance identitaire positive. Tel jeune en mal d'être, échappé des cadres structurants habituels de la société, peut retrouver là un espace de communication, de parole, de respect. La place faite naturellement aux plus humbles, aux plus fragiles, aux plus simples, serait une raison largement suffisante pour justifier la vie de ces nouvelles confréries et exprime alors le meilleur de la spiritualité humaine.
Enfin soulignons que ce besoin de confraternité a toujours existé , il est inhérent à la nature humaine, partout dans le monde, qu'il s'exprime ou non au sein de structures religieuses, chez les chrétiens, chez les musulmans , chez les franc-maçons, etc ... et prenant souvent le relais de structures étatiques centralisées et défaillantes , avec ses aspects positifs mais aussi parfois dangereux ... Ceci est un autre problème!
(à suivre)
18:03 Publié dans patrimoine de la solidarité humaine | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook |
12/11/2010
Corte: l'exposition sur les Confréries de Corse
Corte, le 9 novembre dernier (enfin!),
visite au Musée de la Corse de l'exposition
" Les CONFRERIES de CORSE,
Une société idéale en Méditerranée"
1°/ les "objets"
Une exposition qui présente dans une scénographie recherchée un ensemble bien représentatif d'oeuvres et d'objets liés au monde des confréries - encore si présent dans la Corse d' aujourd'hui . Parole d'épouse de confrère!
le maître-autel de la Confrérie Santa Croce de Corte
M'étaient familières un grand nombre de ces oeuvres présentées, pour les avoir visitées, admirées, reconnues dans les églises ou les chapelles de confrérie de notre région, chacune ayant une histoire, un rôle à jouer, exprimant dans une grande diversité une même communauté d'esprit.
Visite d'autant plus utile qu'elle avait été préparée par la lecture du très intéressant "catalogue" conçu pour accompagner l'exposition.
On ne préserve bien que ce que l'on a appris à connaitre.
Lorsque ces "objets" regagneront leur pénates, on aimerait être sûrs que, grâce à cette exposition, leur signification soit désormais à nouveau lisible, re-connaissable pour tous ceux qui les rencontreront à nouveau, touristes de passage ou villageois dans leur communauté où ces objets sont nés d'une certaine nécessité et pour un certain usage.
L'un des tableaux de présence de confrérie rencontrés "in situ" dans une petite église, objet remarquable qui dit beaucoup: ce système de "pointage" indiquant l'emplacement de quatre réunions mensuelles , portant des listes successives collées les unes sur les autres de noms (de générations) , implique une contrainte librement consentie, l'acceptation de la règle et l'effacement de l'individu au profit de la solidarité de la communauté (microrégionale!) des vivants. Probablement l'un des "objets" les plus parlants lorsque l'on veut évoquer le monde des confréries. Je reviendrai là-dessus plus longuement: il s'agira alors d'évoquer le rôle politique - au sens premier du mot - de la confrérie au sein de sa communauté. Autrefois.
Mais aussi solidarité avec les morts: voyez ces petites âmes du Purgatoire, en particulier celle-ci qui s'exerce à la corde à noeuds - le cordon de la robe de bure du bon Saint Antoine de Padoue - pour s'extraire des flammes ...
La bannière de confrérie (Francescu Carli, actif en Corse pendant le dernier tiers du 18°s et mort en 1821) peinte pour la confrérie de Stoppia Nova: faire pénitence, contempler, adorer et imiter , enfin ... tenter! , et se conduire au mieux des intérêts profonds de la communauté. L'on sait que Pasquale Paoli et son frère Clemente furent confrères dans cette confrérie, mais ont- ils connu cette bannière?
***
Qu'il soit occasionnellement visible pour certains objets, comme les claquoirs, heurtoirs, crécelles du Vendredi Saint, palmes, tableaux de présence, chandeliers,
(en Castagniccia, ce chandelier des Ténèbres, le petit frère de celui que vous verrez à l'exposition)
à l'arrière des ailes de notre ange, un document collé, écrit en français et en italien daté de 1790 ...
... lanternes, bannières de procession, installations des sepolcri ...
"A sera,dopu cena, si falava in chjesa à veghnà u sepolcru canatndu "U Perdono".
A matina di u Venneri Santu, si aspettava cruciani chi falanu per "visità" u nostru belli sepolcru; facianu e so ppreghere è si ne cullavanu.
Tandu, nisunu manghava carne, ove, casgiu è mancu si biia latte; si facia Quaresimu severu."
(Petru Vachet-Natali: Monografia , Tupunumia di Ficaghja, éditions Anima Corsa)
Ici le sepolcru de Ficaghja, peint par Francescu Carli installé pour la Semaine Sainte 2010 (vous verrez à Corte celui de San Damianu) : à l'origine, le prêtre officiait à l'intérieur de cette chapelle constituée par ces grands panneaux peints amovibles, sur un petit autel dressé aufond de l'ensemble, derrière le panneau/antependium de la Déploration du Christ. Un bel exemple de ce patrimoine fragile et éphémère comme peut l'être un décor de théâtre démontable et à usage ponctuel : trois jours par an ... Nous qui sommes gavés d'images et de sons, nous n'avons pas même idée de l'émotion que pouvait provoquer chez les gens de Ficaghja cette mise en scène de la Passion :
Imaginez-vous un instant à cette époque - sans ce matracage audiovisuel continu qui nous pétrit les neurones aujourd'hui à longueur de journée, ( je sais, presque impossible d'y échapper sauf dans une cellule monacale ) , pénétrant lors de la Semaine Sainte dans la pénombre de l'église seulement éclairée, au fond, par la lueur crépitante des bougies et des lampes à huile, accueillis par ces deux redoutables personnages moustachus gardiens du sepolcru. Dans l'odeur âcre des cierges , horreur, délices et compassion font leur oeuvre, d'autant que tout cela se vit ensemble ...
Conditionnement redoutable, me direz-vous. Certes. Mais faut-il préférer le nôtre?
Autre patrimoine éphémère: celui tressé pour les processions de la Cerca (ici à l'oeuvre une jeune femme travaille au grand palme de Brandu le Jeudi Saint 2010). Le rôle, alors de la transmission...
La transmission par le geste: attention! ces vieilles mains sont très agiles et cela va très vite! Brando, Jeudi Saint 2010.
ou que ce patrimoine soit plus quotidien, plus "habituel" - je veux dire que l'on ne le regarde même plus tant on a l'habitude de le voir - comme ces autels de dévotion, leurs décors peints ou leurs toiles, souvent emberlificotés de fleurs artificielles dans des pseudo-vases chinois, de guirlandes électriques et de statues saint-sulpiciennes emplâtrées d'amour, ce patrimoine est en danger dès lors qu'on n'en possède plus le sens. Mais il est bien aussi en danger lorsqu'il devient uniquement esthétique et qu'il cesse de s'inscrire dans une trame humaine où l'on sent que l'on a encore sa place, que l'on soit pieux ou non. Quelque part je préfère un patrimoine qu'on tripote avec amour qu'un patrimoine mis sous cloche.
même ripolinée (!) la Vierge de Miséricorde (Santa Croce) protège les confères de Corte . Un univers symbolique qui s'adresse à tous ... Un désir de protection universellement partagé et immédiatement lisible mais aussi un ripolinage hautement symbolique: rénover n'est pas restaurer!
Le rôle d'une telle exposition ne serait-il pas avant tout de nous apprendre à re- connaître notre patrimoine matériel et immatériel pour le préserver et le transmettre aux générations qui nous suivent: pas de transmission sans connaissance, pas de connaissance sans émotion, pas d'émotion sans récepteurs désencrassés.
Encore faudrait-il s'entendre sur le sens profond de ce monde des confréries. Un monde multi-pistes, plus facile à appréhender avec les yeux, les oreilles, l'analyse historique ou ethnographique qu'avec les outils de l'affect. Aujourd'hui, entre débâcle et nostalgie, déliquescence et reconstruction ... Un monde comme moribond qui se refuse à mourir par tous les moyens, et qui sait qu'il doit transmettre parce qu'il ressent sa légitimité mais transmettre quoi, au juste?.
Je n'ai pas encore trouvé une analyse satisfaisante du rôle des confréries d'autrefois, en particulier par leur implication dans la vie sociale et politique de leur temps, ni de cette résistance inventive des confréries d'aujourd'hui, avec leurs failles et leurs forces, oscillant entre la forme et l'esprit ... Il faut peut-être essayer de faire sortir ces confréries de la naphtaline où on les entrepose parfois sans en être conscient au risque d'en donner une image identitaire passéiste, celle dont sont friands nos amis touristes de passage ...
L'article de Marie-Eugénie Poli-Mordiconi consacré à ce sujet dans le catalogue de l'exposition sous le titre:" Confréries et société contemporaine, ou l'histoire d'un dialogue ininterrompu", apporte des éléments de réflexion très intéressants. Cela dit, il me semble que l'inventaire des confréries de Corse d'aujourd'hui reste à faire, chacune étant porteuse de ses particularités et de son histoire, et ne pouvant rentrer dans un simple questionnaire administratif: les personnalités qui composent ces confréries ne forment pas un matériau stable ni homogène. L'usure des bonnes volontés parfois se fera ici sentir très tôt, ailleurs au contraire, l'énergie résistante et créatrice d'un seul dynamisera un ensemble plus vaste dans une région, ou encore un certain esprit de compétition amènera à des rebondissements inattendus, à de nouvelles créations. Pourtant de plus en plus il m'apparait qu'en absence d'une réflexion communautaire sur le véritable enjeu de la confrérie, le ciment du chant retrouvé et des gestes renoués ne suffira plus à consolider l'édifice: l'enjeu se passe ailleurs, et c'est bien cela qu'il faudrait arriver à analyser.
Parmi d'autres, une question demeure en suspens: quelle relation possible entre démocratie contemporaine et confraternité ? Le sous-titre de l'exposition: "UNE SOCIETE IDEALE EN MEDITERRANEE" devrait nous ouvrir les portes d'une certaine réflexion ... à condition d'accepter de s'engager sur un terrain dépourvu de garde-fous.
A propos des confréries d'aujourd'hui, je vous invite à découvrir, car c'était une découverte pour moi, le beau blog des Bonifaciens et Amis de Bonifacio, de CANONICI: à propos des confréries, voir sa note des cérémonies au cimetière San Franzè de Bonifacio, 2 novembre 2010 ...
(à suivre)
13:56 Publié dans patrimoine de la solidarité humaine, patrimoine populaire de Corse | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook |
03/10/2010
ALTIANI , avec le village, visite de la Santa Nunziata
J'étais venue rencontrer ce village en février 2010, un coup de coeur! Une fois enjambé le Tavignano sur le beau "Ponte à u Larice", la route grimpe par lacets jusqu'à Altiani qui domine ainsi la vallée du haut de ses 600 m: lumière et vents assurés. J'avais en février évoqué la chapelle romane San Michele qui fait l'objet d'un solide projet de restauration, mais aujourd'hui, place à la peinture baroque de Corse! Lors de ma première visite j'avais été émerveillée de la richesse iconographique de cette église, voyez plutôt ... et n'oublions jamais que le but premier de ces peintures était d'éduquer les gens par l'image ...
I° L' ANNONCIATION ( Francescu CARLI)
Tout d'abord, cette toile de l'Annonciation, qui domine le maître autel: c'est le patronnage de l'église. Peinture de Francescu CARLI . Né en 1735, originaire de l'état de Lucca, en Toscane, il devient l'un des peintres les plus productifs (plusieurs centaines d'oeuvres) de l'Ecole corse du XVIIIème siécle, puisque c'est en Corse qu'il a choisi de vivre, de se marier (avec une jeune fille Franceschi de San Lorenzu) et de travailler jusqu'à sa mort, en 1826 ...
Ici, L'Annonciation met en scène les trois personnages requis: traversant la nuée peuplée d'angelots, la Colombe de l'Esprit Saint est déjà à l'oeuvre, dardant le divin rayon sur la Vierge agenouillée sur son prie-Dieu à droite, une main ouverte pour l'acceptation, l'autre retournée vers le sol pour la frayeur. On peut la comprendre! Robe rose de son humanité, manteau bleu de son appartenance céleste ...
A gauche, l'archange Gabriel, le beau Messager chatoyant, d'une main tend le lys de la pureté à Marie et de l'autre brandit son index droit vers le ciel, annonçant fermement le message d'en Haut:
" Réjouis-toi, pleine de grâce. Le Seigneur est avec toi. Tu es bénie parmi les femmes. (...) Et voici u'un ange debout devant elle disait: " " Ne crains pas, Marie, tu as trouvé grâce devant le maître de toute chose. Tu concevras de son Verbe " (Protoévangile de Jacques)
Remarquez qu'au même instant le Verbe sort bien du bec de la Colombe...
Notez aussi ce nuage lenticulaire en forme de gâteau roulé aérodynamique sur lequel surfe Gabriel avec beaucoup d'aisance: on retrouvera cette même représentation des nuages célestes chez Giacomo Grandi, un autre peintre fort proche de Carli et présent également dans cette église. En écho, le décor végétal du prie-Dieu.
Le style de Carli est immédiatement reconnaissable: un univers pastel et rococo où les personnages mis en scène se meuvent avec grâce et délicatesse, des visages enfantins, des mains élégantes aux longs doigts graciles ...
sans oublier les humbles outils du quotidien ...
Marie, surprise dans sa prière, son ouvrage à ses pieds, le couvercle du panier entrouvert: filer, inlassablement le voile du Temple, le fil du Destin, mêler sur la trame des jours le bon et le mauvais, l'âpre et le doux, la prière et l'imprécation, racommoder la déchirure, broder l'enfance ... bref, incessant travail de femme.
II° LA VIERGE DU ROSAIRE ET LES ÂMES DU PURGATOIRE ( Francescu CARLI)
Une représentation habituelle - on en trouve dans un très grand nombre d'églises - de cette dévotion du Rosaire ... mais pour autant savons-nous encore la lire?
La Vierge et l'Enfant, bien installés sur leur drôle de nuage, remettent le Rosaire à St Dominique, à gauche et Ste Catherine de Sienne, à droite: Dominique, le fondateur de l'ordre des dominicains est reconnaissable à sa robe blanche, son manteau noir, et à la petite étoile qui brille au-dessus de sa tête; il est accompagné de son chien fidèle portant le brandon allumé de l'ardeur de la foi ("Domini canes": en un temps sombre de l'Eglise, les dominicains furent les grands inquisiteurs et firent allumer des bûchers de sinistre mémoire. Paix à la mémoire des uns et des autres.) . Et de l'autre côté, la dominicaine Catherine de Sienne, reconnaissable aux stigmates qui percent ses mains ...
Regards tendres et gestes raffinés de gens bien éduqués, phalanges musiciennes et petits doigts en l'air de buveurs de thé ...
Venons-en aux 15 Mystères du Rosaire qui encadrent et justifient la scène:
Autour du visage enfantin et paisible de la Vierge et de l'Enfant, 15 tableautins pour réviser son cathéchisme en récitant le Rosaire, 10 Ave Maria pour chaque Mystère: 5 Mystères Joyeux, 5 Mystères Douloureux, 5 Mystères Glorieux, bref, en tout 150 Ave Maria (aujourd'hui il faudrait rajouter à cette iconographie les 5 Mystères Lumineux ...)
Un investissement de temps précieux en ces temps difficiles où la survie du plus grand nombre dépendait d'une lutte acharnée avec la nature: terrains souvent en terrasses, pierreux, pentus, dont il fallait inlassablement entretenir, remonter les murs, avec ces risques imprévisibles d'une météo capricieuse, voir d"une guerre fratricide où brûlent les moissons, mais un vrai livre ouvert de cathéchisme en images doublé d'un vrai acte de charité envers ...
... ces pauvres Âmes du Purgatoire qui grillent (pendant quelques centaines de milliers d'années, parait-il: 800.000 ans pour une peccadille!) leurs imperfections en attendant de pouvoir enfin sortir de la fournaise, nettoyées et légères. Réciter un Rosaire fait avancer le compte à rebours de façon notoire (moins 200.000 ans, m'a-t-on dit!) et témoigne d'une réelle solidarité des vivants pour les morts ...
Je rappelle ici le rôle de l'église du Purgatoire : il s'agit de cette "scession de rattrapage" qui permet de débarrasser - par le feu, par l'absence - l'âme de ses scories (les péchés) pour ne garder que le métal pur de la spiritualité. C'est aussi une forme d'assurance sur l'Au-delà . Ainsi va notre pauvre humanité, toujours inquiète , édifiant inlassablement des systèmes pour se rassurer contre l'inéluctable ... En ce qui concerne notre monde occidental, je vous renvoie aux excellents ouvrages de Jean DELUMEAU: La Peur en Occident, Le Péché et la Peur, Rassurer et protéger, l'Aveu et le Pardon" etc ... (éditions Fayard) . Cette pastorale de la Peur n'est plus guère de mise aujourd'hui: nous prenons des assurances multirisques pour la vie, la maladie, la mort, la voiture, le vol, le bris de glace, bref, nous essayons de prévoir sur un laps de temps somme toute plutôt court (une vie d'homme, bien peu de chose au regard de l'éternité) ...
Avons-nous vraiment changé ou sommes-nous simplement devenus myopes? Je ne prendrai pas partie mais dirai seulement ceci: les bons Pères de l'Eglise qui ont développé cette pastorale par l'image étaient de fabuleux publicistes!
(à suivre pour les autres toiles d'Altiani)
18:08 Publié dans corse, découverte du patrimoine en Corse, patrimoine de la solidarité humaine, patrimoine populaire de Corse | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : corse, altiani, francescu carli, giacomo grandi, âmes du purgatoire, annonciation, jean delumeau | Facebook |