16/11/2010
Les confréries de Corse: l'exposition de Corte, suite
Les confréries de Corse
2°/ petite suite: survivre aux mutations du monde contemporain ...
" Le déclin des anciennes certitudes n’a pas signifié la disparition des besoins psychiques qu’elles satisfaisaient." (Octavio PAZ)
Sant' Andreu di Boziu: la Crucifixion avec deux confrères
Lu ce beau texte, écrit par Octavio PAZ : il s'agit d'une conférence donnée à Séville en 1991 et dont le titre était:
"Démocratie: l'absolu et le relatif"
( Itinéraire, chez Arcades/ Gallimard)
En voici quelques lignes significatives:
(…) Chaque homme est soif de totalité, faim de communion. C’est pourquoi il cherche le sens de son existence, autrement dit ce chaînon qui le relie au monde, qui le fait participer au temps et à son mouvement. C’est pourquoi encore il aspire à renouer avec cette intime réalité dont la naissance l’a brutalement séparé. Nous sommes suspendus entre solitude et fraternité. Chacun de nos actes vise à rompre notre isolement – notre condition d’orphelin – et à restaurer, fût-ce de façon précaire, notre union avec le monde et avec autrui. La démocratie moderne nous épargne les exigences exorbitantes et cruelles de l’Etat sous sa forme antique, à mi-chemin de la Providence et de Moloch. Elle nous offre la liberté, donc la responsabilité. Mais cette liberté, à défaut de se traduire par une reconnaissance des autres et de les inclure, est une liberté négative : elle nous enferme en nous-mêmes. Cruel dilemme : sans fraternité, la liberté se pétrifie ; sans liberté, la démocratie cède le pas à la tyrannie. Une contradiction fatale, au double sens du terme : nécessaire et funeste. Sans elle, nous ne serions pas libres, nous ne pourrions aspirer à notre seule dignité : être responsables de nos actes. Mais avec elle, simultanément, nous tombons dans un abîme sans fond : notre propre personne. C’est à cela que nous assistons dans les sociétés libérales modernes : la communauté se fracture, la totalité se disperse. A son tour, la scission de la société se répète en chaque individu : chacun est divisé, chacun est un fragment et chaque fragment tourne sans boussole, et heurte les autres fragments. En se multipliant, la scission engendre l’uniformité : l’individualisme moderne est grégaire. Etrange unanimité, faite de l’exaspération du moi et de la négation des autres."
***
Les confréries d'autrefois semblent avoir développé une certaine éthique que nous aurions aimé voir mise davantage en exergue dans cette exposition de Corte : le contraire de "l'exaspération du moi et de la négation des autres " ...
Elles marchaient sous leurs bannières, rappelant ainsi sous la trame de la vie l'humaine destinée: en voici deux choisies parmi tant d'autres, peintes pour une confrérie du Ghjunsani
Regardez bien, par transparence sous cette crucifixion veillée par nos confrères ...
... la méditation mélancolique de A FALCINA (la faucheuse)
Et sur cette autre bannière:
d'un côté la Mort à grandes enjambées
...tenant d'une main sa grande faux sanglante aux dents acérées
et de l'autre le sablier ailé ...
... tandis qu'au revers, l'aspiration à la rédemption, à la transcendance. Sur cette bannière le Christ couve du regard les deux confrères, dont l'un tient son flambeau allumé et l'autre, l'air épouvanté, regarde son flambeau éteint:
"Veillez: vous ne savez ni le jour ni l'heure " ...
Ces bannières populaires portent avec évidence leur message. D'un côté la Mort n'est pas, comme aujourd'hui, escamotée: elle s'inscrit dans le paysage quotidien des vivants, semblant lier à jamais l'humanité à son mortel destin - " la Mort pour tous et la Mort pour soi" - en paraphrasant le titre de l'excellent ouvrage de Marie-Hélène Froeschlé-Chopard: "Dieu pour tous et Dieu pour soi" (éditions de l'Harmattan). Mais de l'autre côté ces bannières anciennes sont avant tout une invitation à répondre communautairement à la dure loi de cette mort individuelle: un engagement éthique qui, par cette réponse confraternelle, défait les liens de la mort et ouvre les portes de la liberté...
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"Nos aïeules récitaient d'interminables rosaires; nos filles répètent des slogans publicitaires." ( Octavio Paz, idem)
Parmi les plus beaux objets présentés à l'exposition de Corte, la magnifique série des bâtons de procession de la confrérie du Rosaire de Bonifacio m'a particulièrement impressionnée: c'est le seul cas que je connaisse en Corse du Rosaire ainsi conçue pour être "déambulée" ... En revanche cette dévotion reste l'une des plus populaires dans nos églises, moulinant dans un interminable et doux murmure la dévote prière : son iconographie récurrente, délivrant avec efficacité le cathéchisme pour tous, se retrouve illustrée au long des siècles dans les moindres chapelles de nos villages:
Ici l'autel du Rosaire dans l'église de l'Annonciation de Muro (anonyme, XVII°s): la Vierge et l'Enfant entre Saint Dominique et Sainte Catherine de Sienne
Sainte Catherine de Sienne et détail de la Résurrection, de l'Ascension, de la Pentecôte (Mystères glorieux) ...
... et un détail de la Nativité (Mystère joyeux): la paysanne en robe noire apporte le double réconfort d'un panier rempli d'oeufs et d'une corbeille, sur sa tête, pleine de linge, me semble-t-il...
Ou ici, cette représentation plus populaire des Mystères du Rosaire peints par le peintre de Nessa , Antonio Orsini (milieu XIX°s) pour Nessa ...
Mais toujours ces liens affectifs, fraternels, tissés entre les gens d'une communauté villageoise sur fonds de dogmes de l'Eglise ...
Que reste-t-il de l'esprit de ces époques? Le monde a changé. La survie, du moins pour une majorité des gens de notre époque est "assurée" - du moins l'on serait heureux de pouvoir l'affirmer! - par l'Etat "démocratique", cet Etat centralisé qui pense et agit à notre place pour "le bien du peuple", cet Etat dont nous voyons les visages successifs à la sacro sainte Télé à grand renfort de suspens médiatisé ... La précarité n'est plus prise en charge par des gens reconnaissables, la charité s'exerce à distance : les confréries n'ont plus réellement cette mission première d'entraide au sein de la communauté sans laquelle autrefois l'on ne pouvait survivre ... Or cette nécessité de jadis cimentait plus sûrement le groupe (la confrérie du village faisant office de famille élargie) que la satiété de nos jours ...
[Mais gardons-nous du passéisme: les gens d'autrefois n'étaient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui et nous assistons chaque jour à la création d'associations caritatives très actives avec des gens formidables de tous bords qui luttent - par les banques alimentaires, les restaus du coeur, les aides au logement, à l'éducation , à la recherche médicale ... - pour soulager la misère des innombrables laissés pour compte de notre société ... En Corse comme ailleurs.]
En revanche, ces confréries d'aujourd'hui, en dehors de leur fonction purement religieuse ( si l'on peut dire, le religieux et l'humain se pénétrant sans relâche: il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à assister par exemple à un Office des Morts fraternellement célébré pour un membre de la communauté ) et de la dynamique propre au travail du chant ( prenant en charge le riche patrimoine du chant local, dans sa recherche et dans toute sa diversité, dans sa transmission mais aussi dans sa créativité), nos confréries, donc, ont clairement un rôle à jouer dans le maintien et l'enrichissement du lien social et dans une reconnaissance identitaire positive. Tel jeune en mal d'être, échappé des cadres structurants habituels de la société, peut retrouver là un espace de communication, de parole, de respect. La place faite naturellement aux plus humbles, aux plus fragiles, aux plus simples, serait une raison largement suffisante pour justifier la vie de ces nouvelles confréries et exprime alors le meilleur de la spiritualité humaine.
Enfin soulignons que ce besoin de confraternité a toujours existé , il est inhérent à la nature humaine, partout dans le monde, qu'il s'exprime ou non au sein de structures religieuses, chez les chrétiens, chez les musulmans , chez les franc-maçons, etc ... et prenant souvent le relais de structures étatiques centralisées et défaillantes , avec ses aspects positifs mais aussi parfois dangereux ... Ceci est un autre problème!
(à suivre)
18:03 Publié dans patrimoine de la solidarité humaine | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook |
Commentaires
Je vous approuve pour votre critique. c'est un vrai charge d'écriture. Continuez .
Écrit par : MichelB | 13/08/2014
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