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10/04/2014

Nebbiu: Pieve

 Pieve

(note revue ce 10/04/2014)

Près de l'église de Pieve, regardant les villages

du Haut Nebbiu: Buccentone, Murellu et Murtola

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Ces trois  Stantare (statues-menhirs) ont été rassemblées sur la place de l'église au-dessus du village par Roger Grosjean: transplantées de trois sites différents, elles attestent de l'ancienneté de l'occupation humaine dans cette région du Nebbio et de l'Agriate. Une région autrefois cultivée dans ses vallées encaissées entre les collines rocheuses du massif de Tenda, du Monte Revincu ... Agriate, ager...
Buccentone ("grosse voix"), la statue menhir de droite, fut trouvée en 1956 à l'entrée d'un chemin passant par le col de Tenda à près de 1000 m d'altitude: comme ses compagnons du Nebbiu, c'est un menhir anthropomorphe, mais ses motifs sculptés - arcades, nez,  oreilles, pectoraux... ne sont plus lisibles: les trois statues ont été "protégées" par un enduit de résine (pour consolider la roche) qui a eu un effet inverse et catastrophique!
Murellu , dont on voyait encore naguère la colonne vertébrale et les omoplates, vivait du côté du Monte Revincu, une région riche de préhistoire: sur cette commune de Santo Pietro di Tenda, près du col " A cima Suarella", se trouve une vaste nécropole mégalithique datant de la fin du Vème millénaire jusqu'à l'Âge du Bronze, classée  au titre des Monuments historiques depuis 1887 mais actuellement au milieu de la zone militaire de la Légion , en plein centre de tir. Fouillée depuis 1996  elle a révélé des coffres, des structures rectangulaires sur des terrasses, et trois "stazzone" (dolmens)... Nous avons eu l'occasion de rendre visite à "a Casa di l'Orcu" et à " a Casa di L'Orca" il y a quelque temps: c'est un site très fort, dans ce maquis minéral , imprégné de rituels sans âge, vécu et revécu par les hommes depuis la préhistoire, piétiné par les troupeaux et leurs bergers avant de l'être par les soldats de la Légion. Un obus a gravement endommagé a Casa di L'Orcu (la demeure de l'Ogre) dans les années cinquante ...
 
Dolmen dit:"a Casa di l'Urcu"
Donc Murellu habitait non loin de là...
 
Quant à Murtola (le plus à gauche sur la photo), qui à l'origine mesurait 3, 04 m de haut, mais a perdu sa base, on l'a découverte en retournant la terre au bulldozer dans la vallée de l'Alisu... 
 
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Aujourd'hui ces trois Stantare, sentinelles exilées de leur territoire d'origine, immobilisées en pays civilisé veillent " en famille recomposée" sur le paysage au pied du majestueux campanile de Pieve, recevant désormais les hommages des touristes de passage... Qui sait si, la nuit, dans leurs rêves de pierre elles ne vont pas retrouver l'espace sauvage et sacré qui était le leur?  Elles illustrent ce patrimoine préhistorique si dense du Nebbiu et des régions voisines: la stantara de Patrimoniu nommée u Nativu, les Grotte scritte (peintures rupestres) d'Olmeta di Capicorsu et de Nonza, les cupules de Rapale, du San Angelo,  l'abri sous roche e strette de Barbaghju où l'on a trouvé la plus ancienne trace humaine en Corse (une mâchoire) du Mésolithique, dans des strates archéologiques datant d'environ   9 140 av JC, mais aussi l'abri de Scaffa Piana plus tardif, au-dessus de cette merveilleuse petite route que nous avons prise le 23 mai entre St Florent et Poggio d'Oletta: souvenez- vous, ces falaises calcaires creusées, aménagées en enclos pour les bêtes, surplombant vignes et oliveraies ...
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Grâce à notre vieille amie Cathy, efficace et charmante détentrice de la clef de l'église San Quilicu (encore notre petit saint!), nous avons pu découvrir l'intérieur de cette petite église baroque. Là, outre les belles peintures "coutumières", ce témoignage éloquent d'un monde révolu ici depuis qu'on a rasé la confrérie voisine:
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une consoeur et un confrère au pied du Christ en croix et devant la Vierge et Saint Jean. Dévotion de toute une communauté: le geste de Jean est explicite. Solidarité humaine devant la mort: après tout, nos confrères Buccentone, Murellu et Murtola ne sont pas loin. 
 
Au-dessus du village, dans la montagne, la chapelle romane San Nicolau, nommée " a chiesa nera": nous avions projeté d'y monter ce lundi de Pentecôte en compagnie de Domi Graziani mais le déluge d'hier nous a interdit toute vadrouille: ce n'est que partie remise ...
(chose faite: voir la note:

PIEVE, chapelle San Nicolao, dite la Chiesa Nera ... - elizabeth pardon

elizabethpardon.hautetfort.com/.../pieve-chapelle-san-nicolao-dite-la-chi...
 
En attendant, je vous conseille l'acquisition , si vous ne les avez pas, de deux ouvrages de vulgarisation fort bien faits:
- Le Guide archéologique de la Corse, de Séverine Leconte-Tusoli et Léria Franceschini, édité sous la direction de Michel-Claude Weiss chez Albiana: des circuits d'une journée autour de la préhistoire.
 - les Monuments de Corse , de Franck Leandri et Laurent Chabot, édité à Edisud: une belle invitation à de multiples découvertes patrimoniales.
Mais aussi, note réactualisée ce 10/04/2014:
- Monte Revincu, Aux origines du mégalithisme en Méditerranéede Franck Leandri et Christophe Gilabert, déc. 2012, éditions errance
 
 
(à suivre...)
 
 

01/11/2011

La Mort transfigurée 2ème partie

Suite  : 

voceru, caracolu,  office des morts, Mazzeri, Squadra d'Arozza, dolmens ...

 

 

 

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(photo Tomas Heuer)

Je connais un tel cheval gravé dans la pierre, venu de la préhistoire et réutilisé sous l’arc triomphal d’une antique église.
( Hélas , entre temps, cette "petra scritta" a disparu, détruite ou emportée? Elle se trouvait à l'église Santa Maria, à côté du baptistère san Giovanni de Corte.)
A ce propos, on a souvent vu passer une funèbre cavalcade dans les montagnes : lorsque quelqu’un mourait loin de chez lui, on l’installait, une planche de chaque côté du buste pour le maintenir droit à califourchon sur son cheval, un bâton fourchu sous le menton, et c’est ainsi qu’il regagnait son village… …

Même en cas de mort naturelle, voceru, caracolu, et chjerchju (ronde funèbre exécutée par les hommes en l’honneur d’un mort)  ritualisaient d’une façon toute païenne le passage dans l’au-delà et l’on comprend sans peine les interdictions édictées par les évêques successifs : dans ces pratiques magiques, ces cultes des morts, les responsables religieux sentaient bien leur échapper le monopole du sacré. Quoi qu’il en soit, on a pu dire du vocero qu’à travers cette extériorisation codifiée et dramatique de la douleur, des sentiments les plus violents, les plus « inhumains », il constituait une véritable catharsis pour la communauté, une libération de ses tensions.

J’ai souvent assisté, lors de la séparation, au jaillissement de la plainte profonde, en dépit d’un bon ton actuel qui a fini par imposer un silence « civilisé » à  la cérémonie et renvoie à sa solitude muette toute âme souffrante. Cette lamentation irrépressible, hululée du fond de la nuit ( c’est u scucculu) , ce mouvement convulsif du corps tordu dans sa douleur ( u bisciu, comme un serpent) nous communiquent leur angoisse. L’Eglise, il est vrai, a cherché à adoucir et uniformiser les rituels funèbres et abandonne peu  à peu les grands textes de la peur : le Dies Irae, le Libera me, même si ce dernier chant résiste bien dans nos églises, poignant adieu chanté près du corps avant le départ pour le cimetière.

L’évolution du monde contemporain atteint toutes les couches de la société en Corse comme ailleurs, et a fait de chacun dans l’île un consommateur de produits calibrés aussi performant qu’ailleurs. Pourtant,  même si, avec l’affaiblissement du fait religieux, les Corses ne se définissent plus aussi clairement comme « i Cristiani » face à tout envahisseur potentiel,  les funérailles religieuses manifestent toujours ce nécessaire resserrement de la communauté autour de l’individu, en particulier lorsque le village s’exprime par la voix de sa confrérie.  Une mort individuelle réussie se partage, j’allais dire « se consomme » en famille, entre amis, même avec les ennemis. Elle renforce la sociabilité des vivants  et offre au défunt une ultime fête collective qui l’aidera à trépasser définitivement, à trouver sa place dans l’au-delà.

Un bon défunt est un mort qui accepte ses nouvelles limites: faute de quoi son esprit peut être condamné à errer dans une insatisfaction perpétuelle, seul ou rejoignant la bande des âmes en peine (la mubba, procession de porcs fantômes passant devant les maisons, la nuit), dans la campagne, toujours prêt à se glisser dangereusement entre deux eaux au passage des gués, 

 

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(photo Elizabeth)

à tendre sans relâche l’embuscade aux vivants dans les mouvances du brouillard, dans les ardeurs meurtrières de la canicule à l’heure de midi ( l’heure sans ombre) , dans les lueurs incertaines de l’aube ou du crépuscule… Il est donc important de contenter l’esprit du mort, de rassurer sa communauté  et de ne pas bâcler la cérémonie de l’adieu.

Il y a peu, ainsi que me l’a raconté un homme âgé d’un village de la Balagne des montagnes, lorsque quelqu’un était proche de sa fin, on avertissait les membres de la confrérie du village, c’est-à-dire ces laïcs associés pour donner l’exemple de la vie chrétienne .A l’époque, les Corses étaient encore dans leur ensemble profondément religieux, la confrérie organisait7 en particulier la charité, faisant office de « sécurité sociale », pourrait-on presque dire, et rendait avec le plus de faste possible les devoirs funèbres à tous, pauvres ou riches. Ces confrères, donc, vêtus de leur habit spécifique, robe ceinturée d’une cordelière et cape consacrée dont la couleur varie selon la confrérie, partaient en procession la nuit venue, au son du glas, le cierge à la main, et traversaient le village en chantant des psaumes de pénitence pour porter le réconfort de toute la communauté à celui ou celle qui se mourait… On peut supposer qu’entendant s’approcher les chants lugubres des confrères, l’infortuné achevait de mûrir son agonie, facilitant la moisson de a Falcina.

Deux jours après la mort, la confrérie se mettait à nouveau en mouvement pour chercher le corps du défunt, toujours en habit et précédée de la bannière de  a Morte : cette bannière peinte sur ses deux faces montre souvent d’un côté le Christ en Croix, accompagné, à ses pieds, de deux confrères en habit de pénitent, la cagoule rabattue sur le visage. Sur le revers s’illustrait avec la plus grande liberté l’effroyable activité de la Faucheuse , digne héritière des danses macabres peintes lors des grandes épidémies de peste du 14ème siècle.

* Personnalisée, tantôt menaçante, tantôt rêveuse, tantôt élégante, un rien maniérée, tantôt affligée, tantôt déployant à grandes enjambées son énergie destructrice, la Mort fauche.

                
 
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 Bannière avec "a Falcina"

Les confrères transportaient le corps à l’église (si le mort était lui-même membre de la confrérie, on l’enterrait dans son habit), l’exposaient devant le choeur sur cette sorte de brancard spécifique, u catalettu, le catafalque, paré de noir et entouré de cierges allumés payés par la confrérie. Les confrères prenaient place autour du mort et là, devant la communauté et en dehors de toute présence sacerdotale, se chantait l’Office des Morts : des chants, pour cette occasion, d’une grande beauté tant par les textes (le Livre de Job) que par leur mélodie simple et « berçante ». Je me suis souvent dit que ces chants, comme les lamenti des morts,  les apparente, par la douceur oscillante de leur mélodie au monde des berceuses. Même u catalettu  me semble un berceau des morts : dans une église de la région proche du Ghjunsani, j’ai vu un Enfant Jésus emmailloté dans ses langes, le corps rempli et sanctifié par de la terre sainte, installé dans un petit berceau « prémonitoire » de même forme que le catalettu…

                                                    

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     l'Enfant Jésus - photo Tomas Heuer:                                              

 

 Le prêtre ne venait qu’après cet Office et célébrait enfin avec solennité la Messe des Morts, avec le concours des chantres de la confrérie. Dans de nombreuses régions de Corse, en particulier dans « l’En-Deçà des Monts » (le Nord de l’île), ces chants sont polyphoniques, en paghjella, et magnifient les cérémonies. Chaque village créant son air original, son versu, et manifestant un tempérament différent d’un village à l’autre, la compétition était serrée, l’on s’enviait les meilleurs chanteurs, surtout lors des enterrements : le cher disparu bénéficiait ainsi d’un adieu irremplaçable, chaque cérémonie funèbre proclamant la beauté et la cohésion de cette communauté… Un repas funèbre, a manghjaria, clôturait ce rituel de partage des funérailles, la bête destinée à cette ultime cérémonie ayant été désignée d’avance par le futur défunt.

(*Les confréries des villages corses sont souvent nées comme ailleurs en Europe à la suite de l’épouvante de la peste, envoyée, pensait-on, par Dieu en punition des péchés des hommes : ce fléau nécessitait une réforme des mœurs, la pratique de nombreuses mortifications comme la flagellation,  et rendait urgente l’organisation de l’entraide et de la prière, en particulier lors des funérailles. En Corse, la présence nombreuse et précoce des Franciscains a favorisé l’éclosion du Tiers-Ordre, c’est-à-dire la mise en œuvre des messages de Saint François par des laïcs. Les Franciscains trouvèrent en Corse un terreau communautaire très proche de leurs idéaux.)

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  u catalettu, le banc d'exposition des morts

 Enfin venait le moment de l’inhumation. Jusqu’au 19ème siècle, l’on enterrait le mort  dans son seul linceul dans l’arca, une fosse commune creusée, autant que faire se pouvait sous le sol de l’église pour profiter de la sainteté du lieu : outre l’économie – point de cercueil ni de tombeau -  l’esprit communautaire s’exprimait là encore dans cette pratique qui garantissait en principe au défunt, dans l’ humble fraternité  de l’au-delà,  une protection efficace contre tous ces mauvais esprits jaloux des vivants qui divaguent dans l’espace sauvage où tout peut arriver… Certaines familles illustres cependant ne partageaient pas avec le commun des mortels l’arca et construisaient leurs caveaux dans l’église, ornés de belles pierres tombales gravées de blasons ou d’effigies de la mort plus ou moins souriantes. Cette identification de l’église comme lieu privilégié de la rencontre des vivants et des morts persiste encore aujourd’hui .

 

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                     La Mort ailée:  une dalle funéraire à Aregno .

Photo Tomas Heuer

 La puanteur régnante et les problèmes d’hygiène finirent par avoir raison de l’arca et l’on commença, au 19ème siècle, suivant les décrets de Napoléon, à enterrer les gens dans des cimetières extérieurs au village, malgré les nombreuses réticences des villageois qui  craignaient d’y perdre les bénéfices de leur assurance-vie pour l’éternité. En situation intermédiaire, ces tombes construites dans l’enceinte des églises à moitié effondrées de certains couvents : l’effet de ces sépultures contemporaines, ornées de roses en plastique, gardées par des lumignons vacillant au vent et visitées fidèlement la veille du Jour des Morts, en est assez onirique. Et le danger, assuré, sous la voûte béante…

 

Cela dit, beaucoup de grandes familles, les notables, avaient pris l’habitude d’ancrer leurs chapelles funéraires privées sur leurs propriétés, les rendant du même coup inaliénables. Qui n’a jamais vu, en Corse, ces tombeaux parfois très anciens dans le paysage, montant la garde sous leur cyprès, le long ou à la croisée des chemins, au sommet des collines, ou dominant la mer? Comme les églises, les chapelles, ils fixent et « signent » le lieu de la communication entre les vivants et les morts, veillent sur l’espace humain et le sacralisent, protègent la généalogie des familles…  Une terre est fertilisée par ses morts, comme elle est sanctifiée par les ossements des Saints.  Dans le Cap Corse, de véritables résidences secondaires, clôturées et plantées d’arbres civilisés, avec escaliers à double révolution, colonnades, antichambre… doublent pour l’éternité (espère-t-on !) les grandes « maisons des Américains »,  ces corses partis faire fortune par-delà l’Atlantique et revenus se faire enterrer dans le sol sacré des ancêtres.

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Au couvent de Caccia. Photo de Tomas Heuer.

Ailleurs, c’est un ancien moulin à vent, posté sur la colline dans un somptueux déferlement granitique : il a perdu ses ailes et mouline en silence la moisson d’une famille respectable de la région. Lu, un jour dans le journal local, en Balagne : « à vendre, terrain de cinquante mètres carrés, vue imprenable sur la mer, conviendrait parfaitement pour une chapelle funéraire ». Connaissant bien l’endroit, je vous le conseille, l’annonce n’était pas surfaite, aucun promoteur n’a réussi à gâcher le coin et la beauté du lieu donne réellement envie de rester là pour l’éternité. Autre écriture, le long des routes : ces stèles fleuries signalant un accident mortel. Trop nombreuses, hélas !avec un nom, un poème, une date. Elles continuent une autre tradition: lors d’une mort violente, lorsque le sang d’un homme avait gorgé la terre, l’usage était de jeter en passant à cet endroit une pierre, ou une branche d’arbre. L’amas ainsi constitué, u muchju, rappelait à tous et pour longtemps le souvenir de cette fin tragique… La présence de ces sentinelles enracinées au bord des routes surveille le moindre déplacement des vivants : litanies familières des morts murmurées à l’oreille du passant, il vaudrait mieux ne pas les entendre à certains moments critiques de la journée ou de la nuit… Gare à ne pas rencontrer alors les double des morts, embusqués dès l’attrachjata , le crépuscule, au milieu du jour ou de la nuit, gare à la traque des spiriti , des spectres, gare aux cohortes des confréries de morts, aux enterrements fantômes, gare aux chasses nocturnes des mazzeri…                                

 J’ai longtemps été surprise par les propos de certaines vieilles personnes amies. Je ne comprenais pas pourquoi elles s’inquiétaient de me savoir circuler seule la nuit, quitter tard l’église où je jouais l’orgue et traverser les rues désertes du village dans le brouillard, ou passer le col de Bataille, a bocca di a Battaglia », séparant les communautés de montagne du Ghjunsani de  celles de Balagne. Le terme même de « a bocca »pour désigner le col me fait toujours rêver, d’autant que je sais maintenant que s’y abouchent les esprits des morts et les doubles de ces personnages étranges et inquiétants, les mazzeri.

 

                  L’insularité de la Corse a développé naturellement une poésie magico-religieuse souvent liée au cycle naturel des saisons, appelée à lutter contre toutes les calamités et à réguler les chances de survie des hommes dans un monde hostile, peuplé d’êtres ambigus. Héritière des grandes religions mégalithiques, l’île développe très tôt le culte de ses morts, les enterrant dans le sol des abris sous roche, construisant stazzone (dolmens), élevant ses stantare , paladini  (menhirs) à la dimension d’un véritable art statuaire… 

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Menhirs/Stantari de Cauria. Photo de Tomas Heuer

 Récemment nous sommes allés nous perdre dans le désert des Agriates, du côté de St Florent : nous avions rendez-vous avec des sépultures du 5ème millénaire avant J.C., et des dolmens nommés, l’un « casa di l’Orcu », la maison de l’Ogre, l’autre « casa di l’Orca », la maison de l’Ogresse. Dans ces vagues minérales de montagnes et de maquis, au milieu des cistes, lentisques, myrtes, filaires, chardons, la volonté cultuelle de ces hommes du néolithique m’a envahie d’une émotion infinie et silencieuse : les pierres gardent la mémoire des anciens vivants. Peut-être suffirait-il de fermer suffisamment le diaphragme de la conscience pour arrêter le temps et percevoir le murmure et les chants des gens d’alors… Les dolmens et les coffres mégalithiques sont inscrits dans des couronnes de grandes pierres plantées de chant et l’espace à l’intérieur de ces cercles est dallé, parfois « piétiné », m’évoquant tout à la fois la lente ronde du battage sur l’aghja, l’aire à blé exposée aux vents, si présente dans les paysages d’ici, et une déambulation enroulée autour des tombes, l’ancêtre de la granitola, du chjercu , du caracolu … L’aghja, chez les agriculteurs du monde ancien , est l’espace circulaire, dallé lui aussi, circonscrit par ces pierres plates dressées dans le sol que l’on appelle « i baroni », les gardes, pour cet acte vital et communautaire du battage du blé. Il fait pendant à un autre espace en boucle beaucoup plus vaste, l’invistita, l’aire du trajet quotidien d’un troupeau, celui d’un berger : ici l’homme appartient à la communauté de ses bêtes qui a choisi son parcours de libre pacage depuis des millénaires, partant le matin de la bergerie et y retournant le soir.

 
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le Dolmen de Cauria . Photo de Tomas Heuer

Les dolmens, l’ouverture offerte au soleil levant, accompagnent ainsi chaque jour le cycle de la lumière, mort et renaissance : ils s’élèvent au sein de cette invistita pastorale, et défiant les ténèbres, sacralisent l’espace sauvage.  On racontait que les ogres (l’Orcu et l’Orca, sa mère), capturés par les bergers, avaient livrés, sous la menace de mort et la promesse fallacieuse d’une vie sauve, la recette du brocciu, ce délicat petit lait caillebotté…Les perles, outillage lithique, fragments céramiques recueillis lors des fouilles indiquent une activité domestique : les vivants d’alors rendaient visite à leurs morts, leur faisaient probablement des offrandes (éléments retrouvés dans les tumulus, les coffres)  et pratiquaient peut-être déjà la manghjaria, le repas funèbre… 

Les premiers habitants vivaient de la chasse : de nécessité vitale, cette chasse est devenue aujourd’hui une activité privilégiée inscrite dans les gènes, l’affirmation d’une mâle attitude, le marquage et le refuge rêvé d’une société différenciée : on chasse le sanglier en compagnie, selon des codes précis, avec la conviction de donner de soi une image valeureuse, le sanglier étant censé sauvage et dangereux. Même si pour aller à la chasse, on utilise désormais les armes les plus performantes,  le 4x4 et le téléphone portable. Les trophées macabres s’affichent sur les piquets des clôtures, le long des routes… 

         
 
1ecc79741e9d78e4fc5cb2ab4a175e7a.jpgSangliers-trophées . Photo Tomas Heuer

 

   Autrefois, l’arme première était la masse, a mazza. On tuait en assommant sa victime. Cela supposait peut-être l’embuscade, plus sûre que la poursuite rapide. Cette chasse préhistorique perdure dans le monde parallèle du rêve : c’est celle du mazzeru, ce sorcier  « nocturne chasseur d’âme » comme le nomme Dorothy Carrington :

« C’est la nuit en songe que les mazzeri, ou plutôt leur double, car en réalité ils ne quittent pas leur lit, se rendent à une chasse nocturne, poussés par une force mystérieuse. Leurs terrains de chasse sont des lieux incultes, sauvages, au maquis impénétrable, et situés près d’une rivière. C’est là qu’ils se postent à l’affût et abattent la première bête qui vient à passer – sanglier le plus souvent – mais aussi n’importe quel animal, même domestique, porc, chèvre,  chien… La bête tuée, le ou les mazzeri, car ils partent en chasse tantôt en bande, tantôt seuls, la retournent sur le dos et c’est alors qu’ils s’aperçoivent que le visage de l’animal est en réalité celui d’une personne de leur village. Cette personne meurt inévitablement peu de temps après la chasse nocturne » (  Dorothy Carrington : Corse, Ile de granit, ed. Arthaud, 1980). 

  L’animal tué représente l’âme de la personne qui doit mourir. Privée de son âme, la victime du mazzeru ou de la mazzera  ne tardera pas à s’éteindre. En fait, elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas encore. Lors du coup, la victime pousse un cri qui l’identifie tout autant que son visage… Il arrive que ce soit une personne tendrement chérie par le chasseur, son mari, sa mère, son enfant… Le mazzeru peut alors essayer de la soustraire à sa fin, et soigner ses blessures : la mort sera peut-être écartée, mais un malheur  arrivera fatalement à la victime…

Ces mazzeri,( amazza : assommer ) , ou culpatori (ceux qui frappent) , sont indifféremment des hommes ou des femmes, comme vous et moi, mais irrésistiblement appelés à leur vocation de chasseurs nocturnes  par leurs pairs et vivant désormais en dehors des limites humaines : êtres frontières, passeurs de la mort, ils peuvent communiquer avec les morts et surtout, ils donnent magiquement la mazzulata, le coup de grâce. La chasse, ils la vivent comme une drogue, ils en sont dépendants, la force qui les appelle est plus puissante que toute raison, que tout sentiment chrétien, car ils sont le bras armé du Destin . En tous cas, le mazzeru est  un voyant. Etre éminemment ambigu, ni bon ni mauvais, on pensait qu’il avait été mal baptisé. Son don se manifeste à la marge des mondes, dans l’espace rêvé commun aux vivants et aux morts pour qui sait voir : le long des cours d’eau, qui sont comme vous savez, les routes des anime perse, les âmes perdues; ou bien à la « bocca »,  au col séparant ou unissant  les communautés des montagnes… Il arrive que, pour chasser, il se transforme lui-même en animal, en chien (les mazzere femmes chassent souvent en meutes de chiennes), en renard, en sanglier… Il ne craint pas les mauvaises rencontres ni les mauvais rêves. Ainsi de  la Squadra d’Arozza,  inquiétant cortège des confréries des morts célébrant avant terme le décès de quelqu’un au village :

« Ils commencent par battre le tambour ; puis on assiste à une étrange procession de fantômes blancs. Ils sont habillés en pénitents portant l’aube et le capuchon, et ils tiennent à la main un cierge allumé. Alignés sur deux rangs, ils se rendent à l’église et, se groupant autour du cercueil, récitent le chapelet, chantent ou plutôt grommellent le libera me Domine et le De profundis, dans un murmure lugubre et effrayant. » Histoire de l’Eglise de Corse, par le chanoine Casnova (1931/1939)

                Les mazzeri jouent aussi un rôle régulateur et déterminant pour l’avenir de leurs communautés respectives. Chaque année ils se livrent bataille au cœur de la canicule, à cette période brûlante et néfaste, menace de mort pour les bêtes et les gens. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, date rituelle où  les défunts reviennent vers les vivants ( le 1er août , fête de Saint- Pierre- aux- Liens est aussi, plus lointainement, la fête des Macchabées), nuit de tous les dangers, les mazzeri de deux communautés voisines se retrouvent au col ou à la lisière qui les sépare pour une mortelle bataille. Armés de tiges d’asphodèles – u luminellu, a fiora di morti, ailleurs nommées l’herba Saturni, la fleur préférée des morts, dans les Champs-Elysées des Héros Grecs , la plante consacrée à Déméter et Perséphone -    les mazzeri vont se battre sans quartier pour obtenir la protection de leur communauté : les vainqueurs, ceux qui ont fait le plus de carnage dans les rangs adverses, protègent leur village et diminuent la mortalité de leur communauté. L’univers onirique du mazzerisme, décrit par Dorothy Carrington et Roccu Multedo,  donne lui-même à rêver pour qui sait arrêter le temps, pour qui sait voir. J’ai entendu un jour, lors d’une émission radiophonique dans les années 80, un mazzeru du Sud de la Corse   évoquer le monde nocturne en ces termes : « Si vous saviez ce qui ce passe la nuit, vous n’oseriez même pas mettre les bras dehors pour fermer vos volets ! »

(Vous pouvez visionner cette video intéressante sur le mazzerisme, trouvée sur le site de Corsica Nustrale: pour ma part, je trouve la bande son un peu "forcée" dans sa mise en scène, et j'aurais aimé pouvoir entendre plus nettement ce beau "Libera me " chanté par les anciens,  mais la fin de la video, qui laisse la place au témoignage direct, est particulièrement prenante )

http://youtu.be/s3otvf-rFMc

 

 Aujourd’hui le mazzeru tend à disparaître, déconnecté de la caisse de résonance de sa communauté, gavée d’informations du « monde extérieur », repue de biens de consommation. Peut-être que le mazzerisme ne peut se manifester que sur les terres arides et parmi des communautés frugales par nécessité. Les signes autrefois  lisibles par tous s’effacent : le vent ne porte plus guère les roulements de tambour prémonitoires de la Squadra d’Arozza, plus personne n’écoute à la surface des eaux  le babil plaintif et menaçant des morts, et, faute de cultures céréalières, la faux de a Falcina échoue, silencieusement accrochée aux murs des musées, rétrogradée du statut d’outil vital à celui d’objet de collection ethnographique.

 

  Serions-nous, faute de force, définitivement passés dans la civilisation de la conservation et du commentaire ? La mort serait- elle, en Corse comme ailleurs, devenue une denrée industrielle comme une autre, coupée de son sens, déconnectée des vivants ? Aurait-elle totalement perdu son rôle d’initiation au sacré ?  Serrure inviolable ou  passage transparent, horizon de toute vie, espace infini: énigme confinée sous un sarcophage plombé d’oubli, ou libérée, lumineuse comme aile de papillon, stérile et envieuse ou féconde et collective, silence ou musique ? Individuelle, la mort nous accompagne fidèlement depuis la naissance, enrubanne de festons doux-amers nos fêtes les plus intimes, caresse nos peines les plus âpres du bout de ses phalangettes cliquetantes,  c’est à peine, tant elle est légère, si l’on sent son souffle amical sur notre cou lorsqu’elle nous tend au dernier instant son miroir…

 

Individuelle et collective …. En Corse, peut-être plus qu’ailleurs, demeure ce puissant sentiment d’appartenance au sol des ancêtres, comme renaît  l’usage du chant collectif, se reconstituent les confréries, se renouent les fils embrouillés de la mémoire, de la communication entre l’individu et sa communauté, entre les vivants et les morts…. Je sais aujourd’hui encore des terreurs nocturnes irraisonnées dans l’espace sauvage, des guérisons inexpliquées pratiquées par e signatore, des dons de « voyance » reconnus et craints,  je connais bien des villages où les confrères veillent toujours le mort avec respect, le berçant des beaux chants des lamentations de Job,  du Libera me* de l’Offiziu di i Morti, en dehors de toute présence sacerdotale , où, après la messe chantée des Morts,  on l’accompagne au cimetière « en chantant d’un pas lent » les litanies des Saints …

Ici, les rites funèbres se nourrissent encore du sacré, enracinant profondément le peuple corse dans la terre de ses morts, identifiant leurs espaces privilégiés, construisant sanctuaires et tombeaux comme on construisait autrefois les terrasses : pour maintenir en place le sol nourricier. Je sais aussi qu’en adéquation avec son sol et à travers la diversité des représentations de la mort, profanes ou religieuses, l’âme insulaire des corses  refuse – souvent instinctivement - de se laisser engloutir dans le maelstrom uniformisateur du monde moderne.

*LIBERA ME Libera me, Domine, de morte aeterna, in die illa tremenda. Quando caeli movendi sunt et terra : Dum veneris judicare saeculum per ignem. Tremens factus sum ego, et timeo dum discussio venerit atque ventura ira. Quando caeli movendi sunt et terra. Dies illa, dies irae, calamitatis, et miseriae dies magna et amara valde. Dum veneris judicare saeculum per ignem. Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis.(…)

Elizabeth Pardon

Photo Elizabeth

Vous pouvez retrouver l'intégrale de ce texte et les belles photos de Tomas Heuer dans le catalogue de l'exposition réalisée l'année dernière le 2 novembre à la Galerie l'Arche de Morphée, 6 rue Etienne Dolet- 75020 PARIS

05/06/2009

Monte Revincu: a Casa di l'Orcu et a Casa di l'Orca

 
Orcu civilisateur
(suite de la note précédente sur Piève):

 Légende de a Casa dell’Orcu et de a Casa di L’Orca, sur le Monte Revincu.

 
 
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(a casa dell'Orcu)

 

Dans ces temps lointains, vivaient dans  sur le Monte Revincu un Orcu ( ogre)  d’une force terrifiante et sa mère. Ils s’étaient construit chacun leur maison en dressant ces lourdes dalles de pierre que vous voyez ici. La plus grande était la demeure de l’Orcu, et un peu plus loin, celle  de la mère, plus petite, avec, pour l’une et l’autre, une vue imprenable sur les alentours et l’ouverture au soleil levant. Soulever ces lourdes pierres était un jeu d'enfant pour l'Orcu.

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(a casa di l'Orca)

L’Orcu, un jeune ogre très curieux des choses de ce monde,  terrorisait tous les pauvres gens de la région, déambulant à grandes enjambées sur les pentes fleuries du Monte Revincu, franchissant à la vitesse de l’éclair les vallons fertiles de l’Agriate, faisant jour après jour sa besogne d’ogre.

 

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Bien des téméraires avaient perdu la vie en essayant de l’attraper : mais sa force était prodigieuse et sa mère rusée arrivait toujours à déjouer toutes les embuscades … Pourtant un jour un jeune berger  - de ceux qui savent attraper les oiseaux tout en gardant leurs troupeaux -  inventa un piège d’un genre nouveau : pendant une nuit obscure d’hiver il déposa silencieusement devant la casa de l’Orcu une énorme et robuste botte en peaux de sanglier ( il en avait fallu 350 pour arriver à coudre quelque chose d’assez grand pour le pied géant de l’ogre : on avait mesuré ses empreinte s… ) enduite de poix à l'intérieur et sur la semelle. Le matin, l'ogre découvrit cette merveille et voulut aussitôt l’essayer : à grand mal il enfila son énorme pied dans l’énorme botte  et se trouva piégé. Les bergers qui s’étaient cachés derrière les rochers  se précipitèrent sur lui pour le tuer. L'ogre les supplia de le laisser vivre, leur faisant cette promesse : " si vous me laisser vivre  je vous promets de vous apprendre le secret de la fabrication du brocciu » ( en ce temps là, les bergers corses ne savaient pas encore fabriquer cette merveille à partir du petit lait de leurs chèvres) :  il leur révéla donc cette divine et mystérieuse recette  dérobée aux dieux. Les bergers, faisant fi de leur marché, voulurent  se débarrasser définitivement de l’ogre qui essaya encore de sauver sa peau en leur promettant –malgré les conseils prudents de sa mère -  de leur apprendre aussi le secret de la fabrication de la cire à partir du dernier petit lait … Peine perdue, les hommes massacrèrent l’ogre et sa mère avant d’avoir obtenu cette dernière révélation : c’est ainsi que s’est transmise à travers les âges la recette du précieux brocciu, tel que vous pouvez encore le déguster à la bonne saison si du moins vous allez le chercher chez les bergers qui se la transmettent de génération en génération depuis la nuit des temps. 

( d'après la légende récoltée par Adrien de Mortillet en 1883, rédigeant un rapport sur les "mégalithes de Corse")

 

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Toujours est-il que là haut vous pouvez encore voir ces coffres à usage funéraire, ces structures rectangulaires conservées dans une végétation généreuse, qui témoignent d'un art de la construction et d'une pratique cultuelle inscrits dans la durée: les fouilles archéologiques ont révélé un matériel lithique et céramique qui semble dater de la fin du Vème millénaire avant notre ère... Association entre l'usage des vivants et l'usage des morts:

 

 
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En espérant que les tirs de la Légion épargneront désormais  ce site fouillé  et désormais protégé par son acquisition par le Conservatoire  du littoral et des espaces lacustres
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Merci, Colette, pour les photos!