01/11/2011
En Corse: La Mort transfigurée 1ère partie
(Les plus belles photos qui illustrent cet article sont de mon ami Tomas HEUER . Nous avions, Tomas et moi, réalisé cet article pour le catalogue d'une exposition collective sur le thème de la Mort Transfigurée, le 2 novembre 2006, à la Galerie l'Arche de Morphée, 6 rue Etienne Dolet- 75020 PARIS. S'il leur reste des catalogues, vous pouvez sans doute en acquérir en les contactant: contact@archedemorphee.com)
Le sacré est toujours plus ou moins « ce dont on n’approche pas sans mourir » (Roger Caillois, l’homme et le sacré, 1950)
8 mai 2006.
Ceci sera donc seulement un dialogue intime avec cette île que j’aime, discontinu, peu cohérent, comme peut l’être le parfum de la mort : fluide, il navigue en ondes paresseuses, indisciplinées, tenaces et, passés les miasmes de la putréfaction, s’achève en une fragrance douceâtre de violette, peut-être cette fameuse odeur de sainteté.
Sous le vol royal des grands milans fossoyeurs, la rencontre fortuite des carcasses de vaches, de chèvres, de brebis crevées dans les champs fleuris de mai. Au milieu des trèfles, des hauts chardons violets où s’embusquent de minuscules araignées vert émeraude, des asphodèles dressées comme des candélabres ou entre les murs d’un pailler abandonné, ces charognes m’enseignent, mieux que les rues de la ville, notre commune destinée : « HODIE MIHI, CRAS TIBI » (aujourd’hui, c’est à moi, demain c’est à toi !). Ainsi l’affirme pensivement, peinte sur la bannière de procession des Morts dans une confrérie de Balagne, a Falcina ( la Faucheuse ) accoudée devant son sablier flamboyant où s’égrène le temps.
En Corse comme ailleurs, avant la nôtre, c’est la mort des autres qui nous est donnée à voir : miroir, fidèle miroir de la mort, dis nous la brièveté de ce que nous étions, l’inéluctable de ce que nous serons : puisque, dans cette énigme, il nous faut solitairement traverser la frontière vers l’inconnu, la communauté des vivants, dans cet instant décisif, saura-t-elle encore montrer quelque fraternité? Et la dramaturgie de ce passage aura-t-elle encore la force de transcender le grésillement aléatoire de nos vies ?
photo Tomas Heuer: Bannière de procession
Un rien aguicheuse, souriante et mondaine, "a Falcina" se repose un instant de sa moisson meurtrière. Assise sur une urne brûlante, piétinant les insignes des grands de ce monde, pourpre, tiare, mitre etc, elle brandit d'une main sa faux-étendard indiquant qu'elle n'épargne personne (" NEMINI PARCO") et de l'autre, comme un verre de bon vin, le sablier ailé du temps qui fuit.
Ces bannières de confrérie, portées en procession par les confrères de chaque communauté, délivrent le plus souvent un double message: d'un côté le Christ en Croix au pied duquel veillent et prient deux confrères, de l'autre le personnage redoutable de la Mort ... d'un côté la Peur, de l'autre l'Espoir de la Rédemption par la vie chrétienne...
L’indicible souffrance de la séparation. Qui peut prétendre communiquer l’indicible ? La souffrance d’une mère brutalement, définitivement séparée de son enfant ? Crier l’indicible injustice de cet inversement du sens, la géhenne solitaire et sans fond où l’on est alors jeté ? Reprocher au mort son abandon, injurier le Destin, transformer les spectateurs impuissants du drame en chœur antique ?
Ici, comme dans toute la Méditerranée , la souffrance se crie, se chante : lamenti, voceri, abbadatte en témoignent, expression spontanée, improvisée le plus souvent par les femmes sous l’inspiration de la douleur, à propos d’un mort ou en sa présence. Soit par une femme de la famille : l’épouse, la mère, la fille, soit par une femme reconnue, estimée et rétribuée pour ses dons de voceratrice. Ces chants nous parviennent « du fond des âges », ce qui est une façon de parler car on connaît parfois précisément les circonstances de l’improvisation, mais qui témoigne surtout de la valeur mythique acquise au fil du temps par ces poèmes chantés. Ardemment écoutés, pieusement recueillis par l’assemblée, souvent recomposés par la voceratrice et réacquis par les filles, certains nous sont restitués lors des premiers enregistrements à la fin des années quarante…
Imaginons la scène.
La jeune fille se meurt. Le tintement des cloches accompagne son agonie, l’aide à passer au travers des embuscades tendues par les esprits mauvais. Elle meurt. On voile les miroirs de crainte que son double, u spirdu, ne se retrouve piégé dans les reflets de la glace et reste prisonnier de la maison. Pour la même raison, l’on a ouvert quelques instants en grand portes et fenêtres pour l’inciter à sortir. Puis on a refermé les volets, éteint le foyer. On ne cuisine plus. La vie s’absente. La maison devient sombre et froide comme une tombe.
Elle gît, étendue dans sa raideur cadavérique sur une table, au centre de la salle principale. De quoi est-elle morte : malaria ? tuberculose ? nous ne le savons pas, mais elle a souffert … Les femmes lui ont fait sa toilette funèbre, elles lui ont noué un tissu blanc autour de la mâchoire, serré les chevilles, l’ont parée de son meilleur vêtement : c’est qu’aujourd’hui elle épouse le Christ , sa dot sera de cierges et de chandelles (« Nous allons descendre à la messe/Maintenant que l’autel est décoré/De cierges et de chandelles/Et de noir enveloppé/Car ce matin son père/A fait l’estimation de sa dot « , dit un voceru).
L’assemblée des femmes se presse pour la veiller et réciter le Rosaire, cette longue prière psalmodiée qui soutient les âmes dans leur transhumance et anesthésie la souffrance de ceux qui restent .On ne laisse jamais seul un mort avant sa sépulture, on l’entoure de cercles concentriques d’émotion: comme une matrice, les femmes à l’intérieur, les hommes à l’extérieur, remparts contre l’espace sauvage.
Les femmes demeurent les passeuses de la vie et de la mort. Nourrices, mères ou grand- mères, elles ont chanté dans l’intimité la nanna, la berceuse.
In Palleca di Pumonte A Palneca de Pumonti
Un ziteddu s’addivaia S’élevait un petit garçon
È la so cara mammoni Et sa chère grand-mère
Sempri trinnichendu staia. Toujours restait à le bercer
Fenduli la nannareda Tandis qu’elle l’endormait
È stu fattu li pricaia.(…) Elle lui prédisait ainsi son destin (…)
Aujourd’hui, drapées dans leur vêtement sombre, transformées en prêtresses de la mort, elles improvisent le voceru, la mélopée poétique de la douleur.
D’abord la mise au monde : l’enfant à sa naissance est cueilli comme un fruit mûr par la cuglidora, la « cueilleuse », et l’on enterre son placenta, son double, au pied d’un arbre, fruitier de préférence. Première mort qui ensemence la vie. Au terme de l’existence, encore les femmes pour libérer la douleur, cette fois avec l’aide de la communauté. La douleur est une cage dont il faut écarter les barreaux avec des paroles justes, chantées et piétinées dans une sorte de balancement communicatif : ce lamentu funèbre, voceru, ou ballata, imprime son bercement à l’ensemble de la communauté. Comme un seul corps l’assemblée résonne, vibre à l’unisson, porte son mort dans la nacelle du chant, l’aide à passer vers les rivages inconnus d’où l’on ne revient pas.
La mère, toute à sa peine, exhale ce chant :
Or eccu la moi figliola Zitella di sedeci anni Eccula sopra la tola Dopu cusi longhi affanni Or eccula qui vestuta Cu li so piu belli panni
Cu li so panni più belli Si ne vole parte avà Perchè lu Signore qui, Nun la vole più lascià. Chi nasci pè u Paradisu À stu mondu ùn pò invechjà.
O figliola lu to visu Cusi biancu è rusulatu Fattu pè lu Paradisu Morte cumu l’hà cambiatu ! Quand’eo lu vecu cusì Mi pare un sole oscuratu
Ere tù frà le migliori È le più belle zitelle Cum’è rosa frà le fiori Cum’è luna trà le stelle Tantu eri più bella tù Ancu in mezu à le più bella
I giovani di lu paese Quandu t’eranu in presenza Parianu fiaccule accese Ma pieni di riverenza. Tu cun tutti eri curtese Ma cun nimu in cunfidenza (…)
Chi mi cunsulera mai O speranza di a to mamma ! Ava ch’è tu ti ne vai Duve u Signore t i chjama ? Oh ! Perchè u Signore anchellu Ebbe di tè tanta brama ?(…)
Ma quantu pienu d’affanni Sera lu mundu per mene Un ghjornu solu mill’anni Mi serà pensendu à tene Dumandendu sempre à tutti La moi figliola duvè hè ?(…)
La voici donc ma fille Jeune fille de seize ans, La voilà étendue sur la table, Après de si longues souffrances ,La voilà revêtue De ses plus beaux habits ,
Avec ses plus beaux habits, Elle veut partir maintenant , Car ici le Seigneur ne veut plus la laisser. Celui qui naquit pour le Paradis , Ne peut vieillir en ce monde
O ma fille ton visage , Si blanc et si rose , Fait pour le Paradis , Comme la mort l’a changé ! Quand je te vois ainsi , Je crois voir un soleil obscurci.
Tu étais parmi les meilleures , Et les plus belles jeunes filles, Comme la rose au milieu des fleurs, Comme la lune au milieu des étoiles, Tu étais la plus belle, Même parmi les plus belles !
Les jeunes gens du pays, Lorsqu’ils étaient en ta présence, Paraissaient des brandons ardents, Mais pleins de respect., Avec tous tu restais polie, Mais familière avec aucun(…)
Qui me consolera jamais O l’espérance de ta mère ! Tu t’en vas maintenant Là où t’appelle le Seigneur ? Hélas ! Pourquoi le Seigneur lui-même A-t-il montré un désir si ardent ?
Mais combien ce monde, Va me sembler plein de douleurs ! Un seul jour me semblera mille ans, Sans cesse pensant à toi , Demandant sans répit à tous: Ma fille ! où est ma fille ?
Voceru improvisé par sa mère pour la mort de sa fille, Rumana, et publié en 1843 par le poète corse Salvatore Viale.
Le sacré, dit-on, se définit par rapport au profane. Pourtant ici tant d’attitudes évoquent la perméabilité des mondes religieux et humains : ainsi les cérémonies de la Semaine Sainte , prises en charge en grande partie par les laïcs, les confréries,sans la présence du clergé, fêtent de façon collective le passage de la vie à la mort, des ténèbres à la lumière. Là encore, dans ses déplacements ritualisés, la communauté se reconnaît et se resserre. Sous la conduite de ses confrères, parfois appelés mazzeri ( massiers), parce qu’ils portent le bâton ( a mazza) de confrérie, c’est la granitula, cette procession préchrétienne qui s’enroule et se déroule autour d’un axe : un arbre, une croix, le Monument au Morts (après l’hécatombe de 14/18…) marquant le cycle cosmique de la nature et le mystère de la résurrection du Christ après sa mort sur la Croix. Ce rituel de mort et de renaissance souligne la conviction enfouie au fond des anciens que les morts, après un temps indéterminé aspirent à renaître. Les chants collectifs de contrition, comme celui du Perdonno mio Dio, qui accompagnent Chemins de Croix et processions, la lueur des cierges, la réalisation des sepolcri, ces reposoirs où l’on veille nuit et jour le Christ comme l’un des siens, voire la création de véritables décors peints éphémères, tout tend à transfigurer la mort dans une dramaturgie exacerbée.
photo Elizabeth
Les vieilles personnes qui s’en souviennent encore m’ont dit leur terreur, enfants, de pénétrer dans l’église de nuit, vers l’espace de prière délimité par ces grandes toiles peintes des sepolcri, représentant des moments de la Passion du Christ , et la déploration de la Vierge-Mère : fleurie de blanc et de rouge, agrémentée de coupelles où pousse depuis quarante jours le blé nouveau, surveillée par d’impressionnants gardiens du sépulcre à la moustache hirsute et au regard menaçant à la mode barbaresque, la chapelle ardente s’anime du feu des lampes à huile et des bougies.
On prie avec compassion la Mère devant le corps supplicié de son Fils, exposé gisant et sanglant dans son catalettu, (le banc d’exposition des morts) , les bras articulés ramenés contre le corps, souvent grandeur nature. Comme en d’autres temps on aurait prié devant le corps d’un fils, d’un époux, d’un frère, d’un père assassiné…
Photo Elizabeth: Sepolcri
Dans le nord de la Corse , c’est aussi le rite de la cerca (circà : chercher) qui continue de déplacer en rond les processions des communautés voisines, portant la croix ornée du grand palme tressé, la pullezzula, et visitant les différents sepolcri des uns et des autres, comme en « recherche » du corps du Christ… Dans chaque village on rivalise de créativité pour tresser les palmes en motifs harmonieux, savants et chargés de symbolisme. L’année suivante, on les brûlera le Mercredi des Cendres, et l’on se servira de leurs cendres pour signer le front des fidèles : « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». Ce même jour, cindarellu, clôt le temps du Carnaval où dans de nombreux villages les jeunes gens se « défoulaient » en jetant sur les passants des sacs de cendres…
Et que dire du paroxysme de la passion exaltée par les voceri lors des situations de vindetta, de la malamorte, la male mort, la mort violente ? L’âme romantique en a fait ses horrifiques délices, Mérimée, comme l’on sait, en a largement exploité la veine dans Colomba, et le touriste en mal d’émotions fortes trouve son compte dans cette imagerie archaïsante qui le comble, le formate dans son appréhension de l’âme corse. Vision différée, tronquée et brutale…
L’insularité, la longue histoire heurtée de la Corse , la nature elle-même de l’île cernée par une mer souvent hostile, avec ses hautes montagnes habitées de rocs nus aux formes fantasmagoriques, de forêts denses et sombres propices à l’embuscade des vivants et des morts, de ravins où grondent torrents, tonnerre, trahisons et tambours incertains, façonnent un peuple fortement identitaire, même si la diversité s’installe d’un vallon à l’autre. Liés au sol et en marge de l’Histoire, les rituels funèbres plongent profondément leurs racines dans l’inconscient collectif ...Depuis la préhistoire, la Corse est à la croisée des chemins et de la mer viennent tous ces « visiteurs » du monde extérieur, casqués, enturbannés, armés de leur savoir guerrier, de leurs cultes initiatiques… Peuples de navigateurs, Phocéens, Grecs, Carthaginois, Etrusques, Romains, Vandales, Ostrogoths, Lombards, Byzantins, Maures et Sarrasins, Barbaresques et Ottomans, Pisans, Génois, Aragonais, Anglais, Français, la litanie s’allonge depuis tant de siècles et elle n’est pas exhaustive…
I panni di u nostru Signore Les habits de notre Seigneur
San Salvatore cacciatemi sta pena Saint Sauveur ôtez-moi la douleur
« Le royaume choisit pour sa protectrice l’Immaculée Conception de la Vierge Marie dont l’image sera peinte sur ses armes et ses étendards. On en célèbrera la fête dans tous les villages avec des salves de mousqueterie et de canon. ».
Catteri, la Vierge magnifique qui provient du Couvent de Marcasso.
Les saints protecteurs et prophylactiques sont à l’honneur dans la moindre chapelle, ils paraissent un rempart plus efficace contre les maladies et les épidémies que le savoir médical ancien… Une mention spéciale pour Saint Joseph, patron de « la Bonne Mort » : mourir dans son lit, entouré de l’amour des siens et muni des saints sacrements… un luxe ! Si la communauté est assez riche, l’acquisition d’une belle relique, somptueusement habillée, fera l’orgueil du village et l’envie des voisins… Les évêques fulminent donc de multiples menaces d’excommunication contre ceux et celles qui, par la vendetta, commettent l’irréparable et pratiquent les rites funéraires les plus violents. J’imagine ce qui, dans les attitudes traditionnelles pouvait heurter la sensibilité du clergé et entraver sérieusement la paix…
On a déposé sur le tréteau funèbre la dépouille sanglante de Matteo, assassiné . Les femmes forment une haie circulaire près du corps déposé sur la tola, les hommes à l’extérieur frappent le sol de la crosse de leur fusil. Les femmes, gémissant, s’arrachant les cheveux, se griffant la poitrine et le visage, commencent à tourner en rond dans un piétinement balancé (la gestuelle d'une véritable danse, de u ballu: ballata, baddata) qui s’enivre et s’enroule autour du corps : c’est la spirale funèbre du caracolu (le colimaçon), le pendant « profane » de la granitula, le mouvement qui lutte contre l'immobilité cadavérique du mort. ( J'ai entendu quelque part ce témoignage troublant d'une compagnie de grands corbeaux tournoyant au ras du sol pour tenterde faire voler à nouveau Dans l’étourdissement de la danse, sa sœur improvise ce voceru (la déploration portée par la voix - vox : voceru, vuciàru, vuceratu, vuciarata ...)
O Mattè di la surella Di u to sangue preziosu N’anu lavatu la piazza N’anu bagnatu lu chjosu Un hè piu tempu di sonnu Un hè tempu di riposu Or chè tardi, o Ceccantò ? Ordili trippa è budelli Di Ricciottu è Mascarone Tendila tutta l’acelli O ! Chi un nuvulu di corbi Li spolpi carne è nudelli.(…)
O Matteo, aimé de ta soeur - De ton sang précieux -Ils ont lavé la place -Ils ont baigné l’enclos- Il n’est plus temps de dormir- Il n’est plus temps de se reposer- Que tardes-tu ô Ceccanton ? Arrache tripes et boyaux -De Ricciotto et de Mascarone- Jette-les aux oiseaux Et puisse une nuée de corbeaux Déchirer leurs chairs,dénuder leurs os ...
09:12 Publié dans corse, la mort, les pierres qui signent, patrimoine, patrimoine de la solidarité humaine, patrimoine du chant corse, poésie, préhistoire corse, racines de pierre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la mort, rituels de la mort en corse, le miroir de la mort, les vivants et les morts en corse, lamenti | Facebook |
27/03/2011
La Lybie, résonnance avec le poète Mohammed al Faytouri
La "MARE NOSTRUM, la Méditerranée aux mille et un destins entremêlés n'en finit pas de résonner au coeur de tous ceux qui la vivent depuis toujours ou qui l'ont un jour choisie, de quelque rive que l'on soit et quelque langue que l'on y parle. Méditerranée polyglotte où se disent dans une lumière éclatante "l'intime correspondance des cieux, de l'ombre effroyable des dieux et celle prégnante des morts, de la toute-puissance et noueuse humilité des mères, des guerres, de la résistance à la tyrannie dans les maquis et par les mots du poème, d'une maison bien-aimée conservée ou perdue, de l'extrême plaisir des sens que le soleil allume (...) (Eglal Errera: introduction à l'Anthologie des Poètes de la Méditerranée, Poésie/ Gallimard)
Tandis que la Corse s'apprête à célébrer selon l'usage la Semaine Sainte, dressant ses sepolcri, tressant bientôt ses palmes, répétant ses chants, le Perdonno, le Stabbat Mater, la Via Crucis, ses Lamentations, préparant ses processions ... voici quelques passages de ce poème de Mohammed al Faytouri ( né en 1930), sur l'autre rive, évoquant d'autres cortèges, d'autres souffrances, d'autres révoltes, d'autres mères orphelines de leurs enfants.
En résonnance avec les "évènements" actuels de Lybie, et d'une façon générale avec toutes les révoltes en cours.
(Méditerranée minérale, du côté de la Scala)
"IL EST MORT DEMAIN
Il est mort
Aucune goutte de pluie ne s'est attristée
Aucun visage humain ne s'est assombri
La lune n'a pas survolé sa tombe de nuit
Aucun ver paresseux n'y a déployé son corps
Aucune pierre ne s'est fendue
Il est mort demain
cadavre sali
linceul oublié
tel un rêve ...
le peuple s'est réveillé
et a traversé le champ des roses au crépuscule
comme un ouragan
il est mort
dans son âme noircie incendiée un passé de sang et de gibets suspendus
des cris de révolte dans les prisons
visages douloureux et fendillés des vieilles
bras tordus dressés comme des faucilles
yeux où plonge l'ombre des potences
(Rencontre avec la Mère, Chemin de Croix de Carcheto)
ô mon fils
en quel lieu les soldats ont-ils emmené ton visage
pourquoi m'ont-ils privé de l'odeur de ta chemise?
mon fils si beau dans l'éclat de sa jeunesse
marchait sur les élans des coeurs
le geôlier a cadenassé la porte de sa grande prison
une chaîne a rampé
et le fouet a enveloppé la nuit de lamentations
(la soldatesque du sepolcru à Ficaja)
et toi mon père
reviendras-tu avant l'hiver?
tu nous trouveras en pleurs
reviens-nous
ma mère mes soeurs et moi
nous bruissons de pleurs
(...)
(compassion des femmes du sepolcru à Castiglione)
ils ont cogné de nuit à la porte et sont entrés
qui êtes-vous?
Que voulez-vous?
Que portez-vous?
Une fois son cadavre posé auprès du mur
J'ai scruté le visage des souvenirs
Et sèché mes pleurs avec les larmes des autres
demain le cortège de la faim passera par notre rue
verdissez les années de la disette
tombez ô pluie
noyez les champs de blé et de riz
noyez le fleuve
essuyez de votre main de cendre la tristesse des arbres
viendra un jour où les moissons seront à moi
à moi le ciel le monde le cours du ruisseau
quand prendra fin la famine de la terre
et celle des humains"
(...)
Ce poème (accompagné de quelques images populaires de la Passion en Corse) fait donc partie de cette très belle Anthologie des Poètes de la Méditerranée ( poètes contemporains), chez Poésie Gallimard, préfacée par Yves Bonnefoy qui commence par ce tître: " Moins une mer que des rives" ... Un beau livre en bilingue, qui "donnera à lire et à entendre dix-sept langues telles qu'on les écrit ou qu'on les parle aujourd'hui", avec chaque fois le poème dans sa langue et son alphabet original ... Un enrichissement et une évidence pour tous ceux qui refusent d'être enfermés dans des frontières étroites.
Et encore ceci, du poète macédonien Vlada Urosevic:
" DEI OTIOSI
C'est le temps maintenant de la chute des dieux,
Dans les villes partout s'abattent les statues.
Quelque part une foule enragée en criant
Les abat, les traîne quelque part dans la nuit
Comme on le fait avec les morts en temps de peste.
Aucune statue ne va rester.
Si vous vous promenez, il faut y prendre garde,
Il pourrait bien en choir une sur votre tête.
L'histoire ressemble à un dépot d'ordures
Où viennent s'entasser des têtes en bronze.
On constate après coup
Qu'elles étaient creuses.
Ne nous berçons pas d'illusions.
Le ciel ne restera pas longtemps vide
Ni les places sans statues.
Il y a quelqu'un qui invente en silence déjà
Un usage nouveau pour d'anciens piédestaux."
avis!
15:34 Publié dans corse, Méditerranée, poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anthologie des poètes de la méditerranée, lybie, corse, mohammed al-faytouri, vlada urosevic | Facebook |
14/03/2011
Un serpent nu dans le Jardin
Aujourd'hui, récit de la Genèse,
avec Philippe JACCOTTET, la BIBLE, les infos, l'invention de la mort et autres babioles ...
(Eve et le serpent, San Quilicu à Cambia)
"Un grand serpent disparaît dans les hautes herbes jaunâtres.
Le silence pèse. Vais-je imaginer qu'une femme le dérange, qui approche entourée de ses cheveux, vais-je apprendre ce que sont des yeux qui ignorent le temps, et comment on marche quand on n'a ni regrets, ni désirs? A-t-elle, pas plus liée par ses pieds au sol que la flamme à la bougie, le regard opaque (ou trop transparent) des bêtes? Est-ce pourquoi elle aurait prêté l'oreille à l'une d'elles? Le serpent nous répugne peut-être parce que nous savons son histoire. Elle, le voyait-elle seulement? Ce n'était qu'un éclair paresseux ou une eau lente. Elle était encore prise dans le globe clos du jour: lesquels de nos mots auraient-ils eu un sens pour elle? Sûrement pas danger, faute, mensonge ..."
(...)
" Je rêve à ce jardin dans la solitude irisée de cette combe. Je contemple un tremble dont pas une feuille n'est immobile, comme un clocher aux milliers de cloches, pour une obscure alarme. Les bêtes habitent avec tranquillité le Temps. C'est comme si rien n'était encore visible à aucun regard. Tout est encore à l'intérieur d'un sommeil illimité. Soudain, pour la première fois, ces yeux s'entrouvrent. Elle n'était pas différente des bêtes; à présent elle voit la distance, les couleurs, les ombres, la beauté insidieuse; elle voit que les choses changent, pourraient fuir, lui échapper. Elle s'alarme, se trouble; elle devient si belle que même les figures invisibles du ciel descendent vers son nid. Et de même qu'elle a été expulsée de la sphère divine, le sang sort de son corps, et coule, plus épais que l'eau. C'est le premier sang visible. Il enténèbre le sol.
A celui qui se penche vers elle, la terre a-t-elle jamais livré des simples pour ces blessures?"
(Prose au serpent: Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, nrf, Poésie Gallimard)
" Le serpent était nu,
plus que tout vivant du champ qu'avait fait IHVH Elohîm.
Il dit à la femme: ainsi Elohîm l'a dit:
"Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin" ...
La femme dit au serpent:
"Nous mangerons les fruits des arbres du jardin,
mais du fruit de l'arbre au milieu du jardin, Elohîm a dit:
" Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, afin de ne pas mourir."
Le serpent dit à la femme:
"Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas,
car Elohîm sait que du jour où vous en mangerez
vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohîm, connaissant le bien et le mal."
La femme voit que l'arbre est bien à manger,
oui, appétissant pour les yeux,
convoitable, l'arbre, pour rendre perspicace.
Elle prend de son fruit et mange.
Elle en donne aussi à son homme et il mange.
Les yeux des deux se dessillent, ils savent qu'ils sont nus."
(La Bible: la Genèse, traduite par André CHOURAQUI)
Vous connaissez la suite - y compris les risques nucléaires majeurs que nous vivons aujourd'hui avec le drame du Japon ... Mais tout de même, de là à tout mettre sur le dos d'Eve et du Serpent! (je ne parle pas d'Adam, le pauvre homme, on le sait, il n'y était pour rien, il écoutait le dernier qui parle, le dernier avis, celui qui disait qu'il n'y avait pas de risque, pas de quoi s'alarmer ... et puis quoi, on allait bien voir !)
Adam et Eve et l'arbre de la connaissance: tympan de Santa Maria de Rescamone, à Valle di Rustinu
Je reprends quelques instants quelques passages de cette troublante "Prose au serpent" de Philippe Jaccottet:
"(...) Pourront-elles jamais cesser d'aimanter nos regards, elles, les fraîches, les douces, nos bergères, ces lueurs ou ces clés qui tournent dans l'obscurité, qui ouvrent le monde, en déplacent les murs, elles justement qui semblent des habitantes du Jardin, qui le recréent un instant autour de nous; mais on sent que ce n'est pas le même, c'est comme quand on voit deux images en surimpression, ou que derrière le plus beau ciel on se rappelle la nuit ou l'on pressent un orage, comme quand on devine le crâne sous la peau, c'est déjà plein de flammes derrière les fruits mûrs, les degrés ascendants basculent, le haut et le bas se confondent, le caché émerge, flambe, une odeur de dissolution gagne, comme si de toutes les beautés la plus irrésistible ne paraissait que pour nous faire sentir par un plus court chemin la mort. Bergères infernales.
(...)
Il n'y a jamais eu ni Jardin, ni Serpent. Mais nous sommes vraiment ici, voyant des choses au travers des autres, des dieux et des morts derrière les vivants, des anges et des flammes au milieu des plantes, tout ce mélange de chair et de fumée est réellement en nous. Il faudrait une bonne fois cesser de dire: " Quel est le chemin du lieu sans tache?" ou encore: " Pourquoi vieillis-tu, pourquoi pars-tu, pourquoi me trahis-tu?" Ou nous refusons cette limite, et nous refusons tout (par quelque forme que ce soit de délire, d'excès), ou nous l'acceptons, et nous vivons avec elle. Mais comment, si la croyance en une résolution des contraires avant ou après la mort ne nous est pas donnée? Faut-il briser, chaque fois qu'il se reforme, tout élan vers le Jardin, chasser le plus faible de ses reflets? Plutôt, ceux-ci, les saisir en leur rapide passage, sous toutes leurs formes (variables selon les temps, les lieux, les natures), les maintenir tant bien que mal, aveuglément, n'importe quelle lueur au mur d'une prison étant bienfait ..."
le Serpent et l'Arbre, Santa Maria de Rescamone.
08:52 Publié dans chapelles romanes corses, corse, la mort, poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : cambia, castagniccia, adam et eve, le jardin du paradis, l'arbre de la connaissance, genèseanta maria di rescamone de valle di rustinu | Facebook |
04/02/2011
Rencontre
Rencontre avec l'Autre
merci aux amis B. pour cet instant!
Matteo dialogue avec Kerel Appel
au Musée d'art contemporain de Dunkerke
12:10 Publié dans poésie, sculpture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : kerel appel | Facebook |
18/01/2011
petite ode aux chemins de Balagne et d'ailleurs
CHEMINS
du fonds des âges
chemins de passage
chemins des bêtes
puis chemins des hommes
chemins de transhumance
piétinés par les troupeaux les pieds nus
chemins dallés chemins vécus
cheminant entre villages et vallées
d'une pieve à l'autre
entre plaine et montagne
chemins sonnant et résonnant
voix et sonnailles
sous le pas des bergers et des troupeaux
des laboureurs et des boeufs
des soldats des glaneuses des colporteurs des lavandières
chemins de misère et chemins d’abondance
chemins du malheur et chemins de la résistance
chemins des fêtes et chemins du besoin
chemins pour descendre en plaine dès l’aube
en remonter le soir au pas de l'âne
vannés et chargés
chemins d'altitude pour semer et récolter là-haut
nourrir la famille
quand les terrains d'en bas font défaut
chemins pour courir à la veillée sous la lune
de l’autre côté du col
de l’autre côté du gué
de l'autre côté du monde apprivoisé
chemins de tous les dangers
de l'embuscade des vivants et des morts
chemins de l'amour et du baiser
sérénades en chemin
chemins bordés de murs hautins
où des riches jardins
s’ouvrent et se referment les portails
à grosse serrure
clos
encadrés de pierres taillées
surmontés d'un fier linteau daté
signé pour que nul n'ignore
pas même celui qui ne lit pas
chemins de l’huile et du grain
bordés de moulins aux lourdes meules
chemins du vin entre les vignes le pressoir le tonneau
chemins de service à l’ombre des grands chênes
petits chemins de traverse
qui parcourent la trace d'anciens lieux dits
délaissés perdus oubliés sous la fougère
sur le chemin
depuis le port transporter à dos de mule
ce qui vient d’ailleurs
de Toscane de Ligurie d'Elbe la proche
de France du Cap Corse
ce qui manque
les produits manufacturés
ce qui fait rêver
ces draps fins
ces riches velours dont s'habillent les donateurs
sur les toiles peintes de la dévotion
ces statues miraculeuses
sur le passage desquelles jaillissent les sources
ces beaux objets pieux peints ciselés dorés
chapelles en chemin
et chemins des confréries
des gens cheminant en procession pieds nus
pour que la terre donne du fruit
que nous soit épargnés
la sècheresse la pourriture le criquet
la tempête la peste le choléra
pour forcer la solidarité divine
renforcer la solidarité humaine
remercier les bons saints de proximité
San Martinu San Roccu San Bastianu
entendre en chemin le chant des cloches
par-dessus les oliviers les châtaigniers
les hêtres les genévriers les chênes
jusqu'au sommet des montagnes
jusqu'au creux du vallon
jusqu’aux maisons
les cloches
qui tintent jour après jour l’angélus
au fil du temps
tissent à l'air libre
la naissance et la mort de chacun ici-bas
de ce village-ci de ce village -là
sonnent à la volée
le jour de Santu Stefanu Santa Vena
San Michele Santa Catarina San Gavinu
Santa Maria Assunta San Quilicu Santa Julitta
San Pietro San Marcellu Santa Nunziata
San Salvatore San Tumasgiu Santa Lucia
Sant’ Annunziata San Carlu Sant’ Andrea
Santa Croce San Simone
San Bartolomeu
dans l'intimité San Barto
ils sont si nombreux si bienveillants
on ne peut les citer tous
pourquoi s'en priver
et qui ne vit dans l'intimité de ses saints
a peu de chance de s'en sortir en chemin
naguère pour se trouver
rencontrer l’autre en chemin
Occhjatana, depuis la montagne
au-dessus de Speluncatu, enclos et chemin
la traite
une famille nombreuse à nourrir
de retour du lavoir
entre jardin et village
labour de montagne
sur l'aghja
l'aghja entre Ville di Paraso et Speluncatu
les musiciens de la sérénade
sur le sentier de Belgodère
portail de jardin
c'était un grand moulin
les belles donatrices ( 16°s. Belgodère)
la Vierge des Douleurs, Belgodère
en procession, la confrérie de Speluncatu
en avant! la confrérie de Costa
sur le chemin, la chapelle san Filippu de Speluncatu
Les photos anciennes proviennent du fonds récolté par Speluncatu
14:55 Publié dans chemins, corse, patrimoine de la solidarité humaine, poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sentiers de balagne, chemins, belgodère, ville di paraso, ochhiatana, speluncatu, confréries | Facebook |