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01/11/2011

En Corse: La Mort transfigurée 1ère partie

Toussaint : comme chaque année,  
je réédite ce texte de "la Mort transfigurée"
 
C'est la période où les communautés des vivants et des morts se rendent visite, les confréries chantent soir après soir l'Office des Morts, bercent leurs morts au cimetière par ces cantilènes aux paroles immuables et solidaires: Requiem aeternam, Libera me...
La revue corse FORA n° 3 avait traité de ce sujet, en comparant les pratiques corses avec celles du Mexique: à relire!

 

LE MIROIR DE LA MORT

 

(Les plus belles photos qui illustrent cet article sont de mon ami Tomas HEUER . Nous avions, Tomas et moi, réalisé cet article pour le catalogue d'une exposition collective sur le thème de la Mort Transfigurée, le 2 novembre 2006, à la Galerie l'Arche de Morphée, 6 rue Etienne Dolet- 75020 PARIS.  S'il leur reste des catalogues, vous pouvez sans doute en acquérir en les contactant: contact@archedemorphee.com)

 

Le sacré est toujours plus ou moins «  ce dont on n’approche pas sans mourir » (Roger Caillois, l’homme et le sacré, 1950)

8 mai 2006.                                                                                                                     

4d89bffbc43606e2e056883e09981c4c.jpg Photo de Tomas Heuer
Lorsque Tomas m’a proposé d’accompagner ses photos sur «   la Mort transfigurée  en Corse », j’ai accepté sans hésiter, sans chercher à savoir où me conduirait le sujet: quelque part dans mon paysage intérieur, on avait sonné la cloche à l’improviste, mis en branle des harmoniques fondamentaux et vagabonds… Je ne peux approcher ce thème que par rêveries successives, au gré de mes rencontres. Les gens que je côtoie ici évoquent aussi bien leurs souvenirs que leurs convictions profondes dans un contact spontané, un échange de chaleur humaine avant le grand froid, main dans la main.
 

 Ceci sera donc seulement un dialogue intime avec cette île que j’aime, discontinu, peu cohérent, comme peut l’être le parfum de la mort : fluide, il navigue en ondes paresseuses, indisciplinées, tenaces et, passés les miasmes de la putréfaction, s’achève en une fragrance douceâtre de  violette, peut-être cette fameuse odeur de sainteté.

 


Sous le vol royal des grands milans fossoyeurs, la rencontre fortuite des carcasses de vaches, de chèvres, de brebis crevées dans les champs fleuris de mai. Au milieu des trèfles, des hauts chardons violets où s’embusquent de minuscules araignées vert émeraude, des asphodèles dressées comme des candélabres ou entre les murs d’un pailler abandonné, ces charognes m’enseignent, mieux que les rues de la ville,  notre commune destinée : « HODIE MIHI, CRAS TIBI » (aujourd’hui, c’est à moi, demain c’est à toi !). Ainsi l’affirme pensivement, peinte  sur la bannière de procession des Morts dans une confrérie de Balagne, a Falcina ( la Faucheuse ) accoudée devant son sablier flamboyant où s’égrène le temps.

En Corse comme ailleurs, avant la nôtre, c’est la mort des autres qui nous est donnée à voir : miroir, fidèle miroir de la mort, dis nous la brièveté de ce que nous étions, l’inéluctable de ce que nous serons : puisque, dans cette énigme, il nous faut solitairement traverser la frontière vers l’inconnu, la communauté des vivants, dans cet instant décisif, saura-t-elle encore montrer quelque fraternité? Et la dramaturgie de ce passage aura-t-elle encore  la force de transcender le grésillement aléatoire de nos vies ?

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photo Tomas Heuer: Bannière de procession


Un rien aguicheuse, souriante et mondaine, "a Falcina" se repose un instant de sa moisson meurtrière. Assise sur une urne brûlante, piétinant les insignes des grands de ce monde, pourpre, tiare, mitre etc, elle brandit d'une main sa faux-étendard indiquant qu'elle n'épargne personne (" NEMINI PARCO") et de l'autre, comme un verre de bon vin, le sablier ailé du temps qui fuit.

Ces bannières de confrérie, portées en procession par les confrères de chaque communauté, délivrent le plus souvent un double message: d'un côté le Christ en Croix au pied duquel veillent et prient deux confrères, de l'autre le personnage redoutable de la Mort ... d'un côté la Peur, de l'autre l'Espoir de la Rédemption par la vie chrétienne...

La mort dans un espace ouvert, sauvage mais humanisé par la vie des gens, peuplé de hameaux, de chemins dallés, de murs, d’arbres cultivés, de hauts campaniles lancés vers le ciel et greffés sur le sacré, la mort signée par le glas voyage sur son aile de bronze, enfle  ses ondes de compassion sur montagnes et vallons, et d’un village à l’autre nous interpelle: qui?   connaissance? ami ? famille ? L’on prend les nouvelles, les confrères se raclent la voix, se préparent, la communauté toute entière s’organise et déjà accompagne celui qui la quitte aujourd’hui, mais aussi la parenté qui endure la souffrance de la séparation: ainsi va le destin, et pour ce peuple de Corse si longuement façonné par l’oralité, cela était écrit là-haut, ce qui devait arriver est arrivé.

L’indicible souffrance de la séparation. Qui peut prétendre communiquer l’indicible ? La souffrance d’une mère brutalement, définitivement séparée de son enfant ? Crier l’indicible injustice de cet  inversement du sens, la géhenne solitaire et sans fond où l’on est alors jeté ?  Reprocher au mort son abandon, injurier le Destin, transformer les spectateurs impuissants du drame en chœur antique ?

 
 

Ici, comme dans toute la Méditerranée , la souffrance se crie, se chante : lamenti, voceri, abbadatte  en témoignent, expression spontanée, improvisée le plus souvent par les femmes sous l’inspiration de la douleur, à propos d’un mort ou en sa présence. Soit par une femme de la famille : l’épouse, la mère, la fille, soit par une femme reconnue,  estimée et rétribuée pour ses dons de voceratrice. Ces chants nous parviennent « du fond des âges », ce qui est une façon de parler car on connaît parfois précisément les circonstances de l’improvisation, mais qui témoigne surtout de la valeur mythique acquise au fil du temps par ces poèmes chantés. Ardemment écoutés, pieusement recueillis par l’assemblée, souvent recomposés par la voceratrice et réacquis par les filles, certains nous sont restitués lors des premiers enregistrements à la fin des années quarante…

Imaginons la scène.

La jeune fille se meurt. Le tintement des cloches  accompagne son agonie,  l’aide à passer au travers des embuscades tendues par les esprits mauvais. Elle meurt. On voile les miroirs de crainte que son double,  u spirdu, ne se retrouve piégé dans les reflets de la glace et  reste prisonnier de la maison. Pour la même raison, l’on a ouvert quelques instants en grand   portes et fenêtres pour l’inciter à sortir. Puis on a refermé les volets, éteint le foyer. On ne cuisine plus. La vie s’absente. La maison devient sombre et froide comme une tombe.

Elle gît, étendue dans sa raideur cadavérique sur une table, au centre de la salle principale. De quoi est-elle morte : malaria ? tuberculose ? nous ne le savons pas, mais elle a souffert … Les femmes lui ont fait sa toilette funèbre, elles lui ont noué un tissu blanc autour de la mâchoire, serré les chevilles, l’ont parée de son meilleur vêtement : c’est qu’aujourd’hui elle épouse le Christ , sa dot sera de cierges  et de chandelles («  Nous allons descendre à la messe/Maintenant que l’autel est décoré/De cierges et de chandelles/Et de noir enveloppé/Car ce matin son père/A fait l’estimation de sa dot « , dit un voceru).

L’assemblée des femmes se presse pour la veiller et réciter le Rosaire, cette longue prière psalmodiée qui soutient  les âmes dans leur transhumance et anesthésie la souffrance de ceux qui restent .On ne laisse jamais seul un mort avant sa sépulture, on l’entoure de cercles concentriques d’émotion:  comme une matrice, les femmes à l’intérieur,  les hommes à l’extérieur,  remparts contre l’espace sauvage.

 Les femmes demeurent les passeuses de la vie et de la mort. Nourrices, mères ou grand- mères, elles ont chanté dans l’intimité la nanna, la berceuse.

In Palleca di Pumonte         A Palneca de Pumonti

Un ziteddu s’addivaia          S’élevait un petit garçon

È la so cara mammoni         Et sa chère grand-mère    

Sempri trinnichendu staia.   Toujours restait à le bercer

Fenduli la nannareda           Tandis qu’elle l’endormait

È stu fattu li pricaia.(…)      Elle lui prédisait ainsi son destin (…)

Aujourd’hui, drapées dans leur vêtement sombre,  transformées en prêtresses de la mort, elles improvisent le voceru, la mélopée poétique de la douleur.

 D’abord la mise au monde : l’enfant à sa naissance est cueilli comme un fruit mûr  par la cuglidora, la « cueilleuse », et l’on enterre son placenta, son double, au pied d’un arbre, fruitier de préférence. Première mort qui ensemence la vie. Au terme de l’existence, encore les femmes pour libérer la douleur, cette fois avec l’aide de la communauté. La douleur est une cage dont il faut écarter les barreaux avec des paroles justes, chantées et piétinées dans une sorte de balancement communicatif : ce lamentu funèbre, voceru, ou ballata, imprime son bercement à l’ensemble de la communauté. Comme un seul corps l’assemblée résonne, vibre à l’unisson, porte son mort dans la nacelle du chant, l’aide à passer vers les rivages inconnus d’où l’on ne revient pas.

La mère, toute à sa peine, exhale ce chant :

Or eccu la moi figliola   Zitella di sedeci anni    Eccula sopra la tola    Dopu cusi longhi affanni  Or eccula qui vestuta        Cu li so piu belli panni  

     Cu li so panni più belli  Si ne vole parte avà  Perchè lu Signore qui, Nun la vole più lascià. Chi nasci pè u Paradisu     À stu mondu ùn pò invechjà. 

O figliola lu to visu  Cusi biancu è rusulatu  Fattu pè lu Paradisu  Morte cumu l’hà cambiatu !  Quand’eo lu vecu cusì   Mi pare un sole oscuratu 

Ere tù frà le migliori  È le più belle zitelle  Cum’è rosa frà le fiori  Cum’è luna trà le stelle  Tantu eri più bella tù  Ancu in mezu à le più bella

I giovani di lu paese Quandu t’eranu in presenza  Parianu fiaccule accese  Ma pieni di riverenza.  Tu cun tutti eri curtese Ma cun nimu in cunfidenza (…)

Chi mi cunsulera mai  O speranza di a to mamma !  Ava ch’è tu ti ne vai  Duve u Signore t i chjama ?  Oh ! Perchè u Signore anchellu  Ebbe di tè tanta brama ?(…)

Ma quantu pienu d’affanni  Sera lu mundu per mene   Un ghjornu solu mill’anni   Mi serà pensendu à tene   Dumandendu sempre à tutti  La moi figliola duvè hè ?(…)

La voici donc ma fille Jeune fille de seize ans, La voilà étendue sur la table, Après de si longues souffrances ,La voilà revêtue De ses plus beaux habits ,

Avec ses plus beaux habits, Elle veut partir maintenant , Car ici le Seigneur ne veut plus la laisser.  Celui qui naquit pour le Paradis , Ne peut vieillir en ce monde

O ma fille ton visage , Si blanc et si rose , Fait pour le Paradis , Comme la mort l’a changé ! Quand je te vois ainsi , Je crois voir un soleil obscurci.

Tu étais parmi les meilleures , Et les plus belles jeunes filles, Comme la rose au milieu des fleurs, Comme la lune au milieu des étoiles, Tu étais la plus belle, Même parmi les plus belles !

Les jeunes gens du pays, Lorsqu’ils étaient en ta présence, Paraissaient des brandons ardents, Mais pleins de respect., Avec tous tu restais polie, Mais familière avec aucun(…)

 Qui me consolera jamais O l’espérance de ta mère ! Tu t’en vas maintenant Là où t’appelle le Seigneur ? Hélas ! Pourquoi le Seigneur lui-même A-t-il montré un désir si ardent ?

  Mais combien ce monde, Va me sembler plein de douleurs ! Un seul jour me semblera mille ans, Sans cesse pensant à toi , Demandant sans répit à tous: Ma fille ! où est ma fille ?


Voceru  improvisé par sa mère pour la mort de sa fille, Rumana, et publié en 1843 par le poète corse Salvatore Viale.

 L’air est pietoso,  pieux et doux. Le ton de la poésie en est tissé de la même étoffe que la faldetta, cette jupe de deuil bleu foncé que les femmes rabattaient sur leur tête et leurs épaules, s’encadrant le visage de gravité : de ce tissu sombre on revêt la Vierge dans les sepolcri de la semaine sainte tandis que l’on chante le Stabat Mater Dolorosa… Ces voceri s’accompagnent d’une attitude tragique, on se frappe la poitrine, on se tord de douleur ainsi qu’on peut le voir souvent représenté dans la dernière station  des Chemins de Croix populaires qui peuplent nos églises : les saintes femmes entourent la Vierge et le Christ dans sa mise au tombeau et prennent dans leur gestuelle toute la souffrance du monde, les bras écartés pour laisser déborder le cœur dans la poitrine, levés au ciel pour nous prendre à témoin…
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photo Tomas Heuer
 le Sepolcru de Castiglione
Marie et les Saintes femmes en pleureuses du Christ. La robe rouge de la Vierge dit son humanité, le réceptacle de son ventre maternel, et fait écho à l'humanité des blessures sanglantes du Christ.
La gestuelle ample, déclamée de la douleur de la Mère, saisit celui qui contemple la scène,
non pour en tirer une quelconque jouissance esthétique,
mais pour communiquer dans une émotion universelle

 

Le sacré, dit-on, se définit par rapport au profane. Pourtant ici tant d’attitudes évoquent  la  perméabilité des mondes religieux et humains : ainsi les cérémonies de la Semaine Sainte , prises en charge en grande partie par les laïcs, les confréries,sans la présence du clergé, fêtent de façon collective le passage de la vie à la mort, des ténèbres à la lumière. Là encore, dans ses déplacements ritualisés, la communauté se reconnaît et se resserre. Sous la conduite de ses  confrères, parfois appelés mazzeri ( massiers), parce qu’ils portent le bâton ( a mazza) de confrérie, c’est la granitula, cette procession préchrétienne qui s’enroule et se déroule autour d’un axe : un arbre, une croix, le Monument au Morts (après l’hécatombe de 14/18…) marquant le cycle cosmique de la nature et le mystère de la résurrection du Christ après sa mort sur la Croix. Ce rituel de mort et de renaissance souligne la conviction enfouie au fond des anciens que les morts, après un temps indéterminé aspirent à renaître. Les chants collectifs de contrition, comme celui du Perdonno mio Dio, qui accompagnent Chemins de Croix et processions, la lueur des cierges, la réalisation des sepolcri, ces reposoirs où l’on veille nuit et jour le Christ comme l’un des siens, voire la création de véritables décors peints éphémères, tout tend à transfigurer la mort dans une dramaturgie exacerbée.

                         

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photo Elizabeth

 

Les vieilles personnes qui s’en souviennent encore m’ont dit leur terreur, enfants, de pénétrer dans l’église de nuit, vers l’espace de prière délimité par ces grandes toiles peintes des sepolcri, représentant des moments de la Passion du Christ , et  la déploration de la Vierge-Mère  :  fleurie de blanc et de rouge, agrémentée de coupelles  où pousse depuis quarante jours le blé nouveau, surveillée par d’impressionnants gardiens du sépulcre à la moustache hirsute et au regard menaçant à la mode barbaresque, la chapelle ardente s’anime du feu des lampes à huile et des bougies.

 

  

 

On prie avec compassion la Mère devant le corps supplicié de son Fils, exposé gisant et sanglant dans son  catalettu, (le banc d’exposition des morts) , les bras articulés ramenés contre le corps, souvent grandeur nature. Comme en d’autres temps on aurait prié devant le corps d’un fils, d’un époux, d’un frère, d’un père assassiné…

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                                                          Photo Elizabeth:  Sepolcri

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Dans le nord de la Corse ,  c’est aussi  le rite de la cerca (circà : chercher) qui continue de déplacer en rond les processions des communautés voisines, portant la  croix ornée du grand palme tressé, la pullezzula,  et visitant les différents sepolcri des uns et des autres, comme en « recherche » du corps du Christ… Dans chaque village on rivalise de créativité pour tresser les palmes en motifs harmonieux, savants et chargés de symbolisme. L’année suivante, on les brûlera le Mercredi des Cendres, et l’on se servira de leurs cendres pour signer le front des fidèles : « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». Ce même jour, cindarellu, clôt le temps du Carnaval où dans de nombreux villages les jeunes gens se « défoulaient » en jetant sur les passants des sacs de cendres…

 Ou encore, ailleurs, c’est la parata pasquale : les villages se rendent visite à tour de rôle, parfois même se rencontrent pour partager un repas frugal près des tombes du cimetière… A Bonifacio, ( voir le très beau témoignage: "la passion à Bonifacio, un mystère pascal en Corse", des frères ANDREANI - )  les cinq confréries déploient leurs processions dès l’aube du Vendredi Saint dans les rues de la ville selon un protocole rigoureux et complexe , puis sortent le soir i casci, les grandes châsses de leurs saints. A Sartène, comme dans d’autres régions de l’île, c’est le célèbre catenacciu revivant la dramaturgie du Chemin de Croix : le porteur de la lourde croix, anonyme, pieds nus, cagoulé de rouge, enchaîné,  expie dans la douleur une faute très grave…
 
e1a8bc297aec2888f509cccbc48a6c81.jpgChaque ville et chaque village personnalise son rapport au sacré, mais tous le célèbrent avec autant de ferveur, en particulier lors de l’Office des Ténèbres, où les confréries chantent psaumes et lamentations autour du grand chandelier aux quinze cierges : peu à peu, les cierges sont éteints jusqu’à plonger le monde des vivants dans l’angoisse des Ténèbres . C’est alors le grand vacarme à coups de crécelles, claquoirs, branches de palmier, sifflets, chaises… pour mettre en fuite le Diable et les ennemis du genre humain… J’en reviens au voceru de Rumana . Le thème de la lamentation sur la mort de la jeune fille et ses épousailles divines rencontre le mythe antique : l’évocation des  mystères d’Eleusis, l’enlèvement de Perséphone, fille de Déméter, par Hadès le dieu des Enfers,  l’errance douloureuse de Déméter - Terre maternelle, toute à la quête douloureuse de sa fille, l’appelant sans relâche et dans son exil frappant de stérilité le sol nourricier : « dumandendu sempre à tutti : la moi figliola duvè hè ? »

Et que dire du paroxysme de la passion exaltée par les voceri lors des situations de vindetta, de la malamorte, la male mort, la mort violente ? L’âme romantique en a fait ses horrifiques délices, Mérimée, comme l’on sait, en a largement exploité la veine dans Colomba, et le touriste en mal d’émotions fortes trouve son compte dans cette imagerie archaïsante qui le comble, le formate dans son appréhension de l’âme corse. Vision différée, tronquée et brutale… 

L’insularité, la longue histoire heurtée de la Corse , la nature elle-même de l’île cernée par une mer souvent hostile, avec ses hautes montagnes habitées de rocs nus aux formes fantasmagoriques, de forêts denses et sombres propices à l’embuscade des vivants et des morts, de ravins où grondent torrents, tonnerre, trahisons et tambours incertains,  façonnent un peuple fortement identitaire, même si la diversité s’installe d’un vallon à l’autre.  Liés au sol et en marge de l’Histoire, les rituels funèbres plongent profondément leurs racines dans l’inconscient collectif ...Depuis la préhistoire, la Corse est à la croisée des chemins et de la mer viennent tous ces « visiteurs » du monde extérieur, casqués, enturbannés, armés de leur savoir guerrier, de leurs cultes initiatiques…  Peuples de navigateurs, Phocéens, Grecs, Carthaginois, Etrusques, Romains, Vandales, Ostrogoths, Lombards, Byzantins, Maures et Sarrasins, Barbaresques et Ottomans, Pisans, Génois, Aragonais, Anglais, Français, la litanie s’allonge depuis tant de siècles et elle n’est pas exhaustive…

 

 De la mer viennent aussi de grands fléaux, peste et choléra, malaria, pollutions, ogres et magiciens… Et puis encore, et très tôt, les premiers chrétiens (même peut-être, dit-on, Saint Paul), les premiers martyres, les premiers franciscains… Cristiani, chrétiens, les Corses le sont depuis les premiers siècles de la chrétienté. Mais leur christianisme fervent s’irrigue en permanence de croyances immémoriales et païennes  qui refont surface à la moindre occasion. Le Destin, le  fatum des anciens, régit la vie et la mort de chacun. Là aussi le cours de la vie  croise souvent la présence de tous ceux qui, volontairement ou non, peuvent jeter le mauvais œil, l’ochju : la maladie qui s’ensuit et les techniques de guérison employés par la signadora (l’initiée qui a le pouvoir de « signer » le mal)  dès lors relèvent de la magie religieuse, puisqu’il s’agit de lutter par des gestes et des formules teintées de christianisme contre les puissances occultes néfastes :

 

 In barca Santu Diu per mare venia          Dieu venait en barque par la mer
Una lancia in oru in manu tenia                Il tenait dans sa main une lance en or
San Francescu tagliava è cusgia                Saint François coupait et cousait

I panni di u nostru Signore                         Les habits de notre Seigneur               

San Salvatore cacciatemi sta pena             Saint Sauveur ôtez-moi la douleur

Di Stu capu è di stu core !                           De cette tête et de ce cœur !
 Ce monde  parallèle n’a pas de frontières étanches et dans un certain nombre de pratiques, comme celles de la vendetta, les valeurs chrétiennes de la vie et de la mort sont comme aspirées dans un champ magnétique autrement puissant. La notion d’honneur offensé et lavé dans le sang, à l’origine de chaque vendetta, entraîne dans son sillage un déchaînement sans fin de violences, d’assassinats où le pardon devient impossible. La pulsion de mort s’installe, l’embuscade devient la règle, la vengeance, une autre religion ritualisée.50c69b6a1e9f4b977245f6b2c3dd1c10.jpg
photo Tomas Heuer:
l' église du Couvent St François de Caccia
  Que le meurtre et son corollaire, l’obligation de vengeance, avec ses cycles sanglants aient pu émouvoir les religieux en charge de la Corse , je peux le comprendre. L’Eglise post-tridentine, elle qui œuvre avec mérite et succès pour « civiliser » ce peuple agropastoral des campagnes et des montagnes, a bien du mal à faire passer ses messages d’amour et de rédemption, et  elle n’a pas trop de tous ses couvents (en majorité franciscains), de tous les murs de ses nombreux sanctuaires pour tenter d’exorciser, par une iconographie explicite, ces résurgences préchrétiennes.  D’abord faire peur ...
en promettant , une fois franchi le seuil, la rencontre fatidique avec le  peseur d’âmes, le grand Saint Michel Archange, l'archange Chef des milices célestes, victorieux de Satan...
  
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Aregno, Eglise de la Trinité  (photo Elizabeth)
 
et les flammes de l’Enfer ou du Purgatoire  pour les âmes obscurcies par le péché (quasiment chaque église se dote de ces Autels de la Mort , peintures et stucs illustrant le thème des Ames du Purgatoire , avec une faconde plus ou moins populaire). Puis rassurer, protéger grâce à  l’intercession  de la Vierge et des nombreux Saints du Paradis … la Vierge Marie qui jouit depuis longtemps d’une grande vénération sur l’île, comme en témoigne la Constitution pour une Corse indépendante adoptée en 1731 et qui commence en ces termes :

« Le royaume choisit pour sa protectrice l’Immaculée Conception de la Vierge Marie dont l’image sera peinte sur ses armes et ses étendards. On en célèbrera la fête dans tous les villages avec des salves de mousqueterie et de canon. ».

 

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Catteri, la Vierge magnifique qui provient du Couvent de Marcasso.

Les saints protecteurs et  prophylactiques sont à l’honneur dans la moindre chapelle, ils paraissent un rempart plus efficace contre les maladies et les épidémies que le savoir médical ancien… Une mention spéciale pour Saint Joseph, patron de «  la Bonne Mort  » : mourir dans son lit, entouré de l’amour des siens et muni des saints sacrements… un luxe ! Si la communauté est assez riche, l’acquisition d’une belle relique, somptueusement habillée, fera l’orgueil du village et l’envie des voisins… Les évêques fulminent donc de multiples menaces d’excommunication contre ceux et celles qui, par la vendetta, commettent l’irréparable et pratiquent les rites funéraires les plus violents. J’imagine ce qui, dans les attitudes traditionnelles pouvait heurter la sensibilité du clergé et entraver sérieusement la paix…

 

On a déposé sur le tréteau funèbre la dépouille sanglante de Matteo, assassiné . Les femmes forment une haie circulaire près du corps déposé sur la tola, les hommes à l’extérieur frappent le sol de la crosse de leur fusil. Les femmes, gémissant, s’arrachant les cheveux, se griffant la poitrine et le visage, commencent à tourner en rond dans un piétinement balancé (la gestuelle d'une véritable danse, de u ballu: ballata, baddata) qui s’enivre et s’enroule autour du corps : c’est la spirale funèbre du caracolu (le colimaçon),  le pendant « profane » de la granitula, le mouvement qui lutte contre l'immobilité cadavérique du mort. ( J'ai entendu quelque part ce témoignage troublant d'une compagnie de grands corbeaux tournoyant au ras du sol pour tenterde faire  voler à nouveau Dans l’étourdissement de la danse, sa sœur improvise ce voceru (la déploration portée par la voix - vox : voceru, vuciàru, vuceratu, vuciarata ...)

O Mattè di la surella  Di u to sangue preziosu   N’anu lavatu la piazza  N’anu bagnatu lu chjosu  Un hè piu tempu di sonnu Un hè tempu di riposu  Or chè tardi, o Ceccantò ?  Ordili trippa è budelli   Di Ricciottu è Mascarone  Tendila tutta l’acelli  O ! Chi un nuvulu di corbi  Li spolpi carne è nudelli.(…)                                                                                        

O Matteo, aimé de ta soeur - De ton sang précieux  -Ils ont lavé la place -Ils ont baigné l’enclos- Il n’est plus temps de dormir- Il n’est plus temps de se reposer-     Que tardes-tu ô Ceccanton ? Arrache tripes et boyaux  -De Ricciotto et de Mascarone-  Jette-les aux oiseaux  Et puisse une nuée de corbeaux  Déchirer leurs chairs,dénuder leurs os  ...

  etc...
     
En situation de vendetta, dans la pratique du vocero, si longuement improvisé et vociféré par ces « érinyes », comme lors du caracolu funéraire, cette danse tournoyante à la frontière de la vie et de la mort, on atteint une sorte d’extase paroxysmique qui pulvérise l’éducation chrétienne des participants. Caracoler se dit des chevaux et de leurs voltes. Je laisse aller ma rêverie et la poétique « langue des oiseaux » : le cheval caracolant incarne la vitalité, il a naguère joué son rôle de guide de l’âme,  de psychopompe, sacrifié au héros mort pour qu’il l’emporte dans l’au-delà . ..
(à suivre)