...ça et là de la glace s'est formée, la végétation reste engourdie, le froid ourle et festonne les feuilles du bouillon blanc. Savoir qui loge pelotonné en son coeur?
Au milieu du champ, figé par le feu depuis des années, le berger noir garde les pierres de l'ancien palmentu.
Tant et tant de pierres, arrachées au sol - un labeur de femmes, me disait cette vieille dame amie disparue elle même depuis une trentaine d'années en parlant de la maisonnette voisine du Tizzone: "c'est ma grand-mère qui les portait sur sa tête" -, choisies, appareillées avec promptitude et constance, avec le coup d'oeïl et le temps qu'il faut pour le faire. Tant et tant de pierres à extraire à mains nues pour signer la terre commune, bâtir, consolider, entretenir les terrasses sur les pentes, emmurer les champs, paver au pas de l'homme et de l'âne e ricciate (chemins dallés "en hérisson": chaussures de ville, s'abstenir!), revêtir l'aghja (aire de battage) de ses meilleurs habits, parfois pierres d'églises douces à la plante des pieds, et dresser ses baroni (ses limites fichées en gardiennes), recueillir les sources dans leur déversoir, conduire l'eau dans les bassins, construire a casa (la maison), u fornu (le four), u pagliaghju (le paillier) , u frangju ( le moulin à huile), u palmentu (le pressoir)... et tant d'autres petites constructions qui surgissent à l'improviste parfois totalement cachées par les ronces à la lisière d'un champ abandonné et qui disent la lutte opiniâtre pour survivre...
... pierres petites ou grandes, pierres d'angle ou cailloux pointillés, pierres taillées ou trouvées...
... nobles comme pour l'entrée d'un temple rupestre, liées à la chaux et au tuf, à la sueur et à l'amour...
La porte, arrachée de ses gonds laisse entrer les bêtes qui viennent parfois mourir là, adossées à la cuve. Carcasse desséchée. Limite entre le dehors et le dedans. Dedans la pénombre, l'immobilité. Dehors le troupeau d'Antoine déambule et bêle et aboie, comme un nuage de vie qui passe sur la plaine. Dedans, le silence accueille pour une mort paisible la vieille bête fatiguée bien à l'abri de ces pierres sensibles qui ont peut-être aussi accueilli sa naissance - pour donner la vie et pour mourir souvent les bêtes se cachent - résillées de lierre, habillées de mousses,
menu potager pour les insectes et les esprits minuscules du lieu: herbe à Robert, fines fougères dont j'ai oublié le nom... et je ne peux vous dire ce parfum si délicat, si précis de ces pierres habitées, une offrande musicale.
Là haut, à flanc de coteau, Costa se réveille (je n'oublie pas son petit orgue), allume ses cheminées, enrubanne de fumées le sommet des arbres, ne descend plus guère dans sa plaine silencieuse. Seul, le berger et son troupeau. Ou, le dimanche, la battue aux sangliers, le chaos bruyant et mortifère à travers les terrasses éboulées, lointain écho communautaire d'un besoin préhistorique.
Un peu plus loin, je rejoins le Pinzu Corbu, rugissant entre ses rives nettoyées de ses vieilles souches. Les murs de ses berges, autrefois entretenus par nécessité pour protéger les jardins, s'effondrent inéxorablement sous la violence des eaux. La force fracassante de la nature efface désormais ce qui n'est plus en usage et régénère le lit de la rivière: les algues noirâtres qui souillaient son lit cet été ont disparu, arrachées par les crues successives de ces jours. Je me dis que si, comme on le croit communément en Corse l'esprit des morts habite les ondes, la traque aux reflets des vivants en miroir calme doit être abandonnée pour un temps au profit du surf. De même est-il plus prudent pour moi d'oublier ces jours mes rêveries en eaux vives.
Je laisse aux aulnes le soin de consigner dans l'entrelacs de leurs racines les secrets bouillonnants du ruisseau. Même la bauge des sangliers a momentanément disparu, nettoyée. Il m'est arrivé une fois de les voir au crépuscule alors que je dessinais tranquillement au milieu du ruisseau: une mère et ses marcassins, ils ne m'avaient pas sentie ni vue...
Un instant je me sens observée: curiosité réciproque au paradis.
Dans mon panier du jour, j'ajoute ces quelques fruits de fusain, pour la couleur.
... et puis, près du moulin en ruine, cette autre calligraphie éphémère, délicieuse et commune en cette saison comme le choux et les pommes de terre.
Au retour, je passe rendre visite à San Bastianu sur son rocher.
Un mur de pierres, en parties réutilisées de la chapelle je pense, borde le rocher.
Béante, avec ses départs de voûtes,
la vieille église -"femme de pierre", comme dit Pierre Jean Jouve, veille sur la mer au loin,
ouvre le ciel de son mur unique, juste l'instant d'une apparition du soleil,
regarde Costa. San Bastianu, avec son compère San Roccu, a pour mission de protéger les communautés des épidémies de peste: chapelles sentinelles, on les plante en aval des villages, là d'où vient le danger. Heureux temps où l'on savait reconnaître le danger. Aujourd'hui, à quel saint faudrait-il se vouer pour se protéger des dangers multiples qui naviguent à notre insu à l'intérieur de nous mêmes et polluent nos neurones? Toutes ces pierres signent notre paysage comme on exorcise le mal et nous enracinent dans notre humanité : petit patrimoine au regard des grandes oeuvres, mais patrimoine tenace, en dehors du temps, habité pour qui prête l'oreille... et connait le poids des pierres.