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26/06/2009

Murato, San Michele (suite 11) : la vendange

 

La vendange mystique
(et autres...)
 
 
ensemble tentation vendange.blog.jpg
Sur le mur nord, sous la fenêtre de la Tentation
Harmoniques.
L' Apocalypse de Saint Jean, 14, 18.
"(...) Un autre Ange sortit alors du temple, au ciel, tenant également une faucille aiguisée. Puis un autre Ange sortit de l'autel - l'Ange préposé au feu - et cria très fort à celui qui tenait la faucille: "Jette ta faucille aiguisée, vendange les grappes de la vigne de la terre, car ses raisins sont mûrs." L'Ange alors jeta sa faucille sur la terre, il en vendangea la vigne et versa le tout dans la cuve de la colère de Dieu, cuve immense! Puis on la foula hors de la ville, et il en coula du sang qui monta jusqu'au mors des chevaux sur une distance de mille six cents stades."
Mais aussi, Evangile de Saint Jean, 15, 6:
"C'est moi, le vrai cep et mon Père est le vigneron.
Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il le coupe
et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, 
pour qu'il en porte encore plus. 
(...) C'est moi, le cep; vous êtes les sarments.
Qui demeure en moi comme moi en lui, porte beaucoup de fruit;
car hors de moi vous ne pouvez rien faire."
 Qu'elle soit le symbole du peuple d'Israël , du Messie ( et du Pressoir mystique) ou de l'Eglise, la Vigne  est plantée puis vendangée. 
Jean Daniélou, dans "Les ymboles chrétiens primitifs" (Editions du Seuil, P.33 à 48) lui consacre  un chapitre bien intéressant ("La vigne et l'arbre de vie"). Citant Astérios le Sophiste:
"La vigne divine et antérieure aux siècles a poussé hors du sépulcre et a porté comme fruits les nouveaux baptisés comme des grappes de raisins sur l'autel. La vigne a été vendangée et l'autel, comme un pressoir, a été rempli de grappes"
 
 
Curieusement ici, les entrelacs de la vigne font écho aux entrelacs du serpent de la tentation. C'est que la Vigne, comme l'Arbre de la connaissance où s'enlace le serpent, comme l'Arbre de la Croix où se crucifie la nature humaine, sont plantés et vendangés par "le Père".
 
Et dans ce pays de vignobles, on sait de quoi on parle. 
                    
vendange mystique 14 juin blog.jpg
 
A gauche le buste de  l'ange, ailes grandes ouvertes, qui brandit son glaive : avis! c'est bien du sang qui coulera des grappes. A gauche,   
un petit bonhomme habillé d'une longue robe, vient de couper avec son couteau une belle grappe de raisin. Entre les deux se développent les sarments lourdement chargés de fruits juteux. La vigne a été bien plantée, ses racines plongent solidement dans le sol nourricier.
Résonance  peu raisonnable d'une autre vendange, que mon père me fit biberonner dès mes jeunes années au doux pays de Chinon:
   " En l'abbaye estait pour lors un moine claustrier, nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, guallant, frisque ( joyeux), de hayt ( de bonne humeur), bien à dextre, hardy, adventureux, délibéré, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien adventaigé en nez,  beau despescheur d'heures, beau débrideur de messes, beau descroteur de vigiles, pour tout dire sommairement vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moynant moyna de moynerie; au reste clerc jusques es dents en matière de bréviaire.
vendange Rabelais.jpg
   Icelluy, entendent le bruict que faisoyent les ennemys par le cloz de leur vine, sortit hors pour veoir ce qu'ils faisoient, et, advisant qu'iz vendangeoient leur cloz auquel estoyt leur boyte (boisson) de tout l'an fondée, retourne au cueur de l'église, où estoient les aultres moynes, tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter Ini nim, pe, ne, ne, ne (...): " C'est, dist il, bien chien chanté! Vertus Dieu! que ne chantez vous:
Adieu, paniers, vendanges sont faictes?"
"Je me donne au diable s'ilz ne sont en nostre cloz et tant bien couppent et seps et raisins qu'il n'y aura, par le corps Dieu! de quatre années que halleboter ( grappiller) dedans. Ventre sainct Jacques! que boyrons nous ce pendent, nois aultres pauvres diables? Seigneur Dieu, da mihi potum ( à boire!)!"   
(Rabelais, Gargantua, chapitre XXVII)
S'ensuit un massacre mémorable où Frère Jean des Enommeures occit à lui tout seul armé du bâton de la croix treize mille six cent vingt-deux ennemis, soldatesque du roi Picrocole:
   " Les ungs mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les ungs mouraient en parlant, les aultres parloint en mourant".
(ce qui nous pend au nez, lors de la vendange finale)
En fait, c'est sur image de Samivel que petite fille j'ai enfin visualisé ce à quoi pouvaient ressembler les âmes dont me parlaient tant les chères soeurs de ma petite école primaire: des paires d'ailes montées sur ressort, pressées d'abandonner ce tas informe de trépassés tout cabossés...
Jean des Entommeures.jpg
 
(Rabelais illustré par Samivel:
pour mes huit ans mon père m'avait offert ce livre qui m'a joyeusement accompagnée toute mon enfance!)
 
 
 
(à suivre)
 
 
 

 

     

Murato, San Michele: la vigne (suite 9)

Le cep de vigne:
"in vino veritas"!

(note du 5/4/09)
façade est cep de vigne.jpg

Un vigoureux pied de vigne donnant de belles grappes aux raisins serrés que je sais noirs -  j'ai les mêmes en septembre au jardin -  délectables, gorgés de soleil, d'un sang rouge sombre,  convoités par sangliers et renards en maraude autant que par étourneaux, geais ou merles: les nôtres, qui viennent du jardin bas-dauphinois du grand-père Johannès, ont traversé la mer et aimé s'enraciner ici dans cette terre amoureusement bêchée par d'autres grand-pères. J'observe la force des racines qui ancrent le cep en terre, mais aussi de ses racines célestes qui l'amarrent au ciel. Comme une échelle végétale reliant monde terrestre et monde céleste, avec les fruits de l'abondance divine pour subvenir à l'ascension, image du "Pressoir de la Croix" et de l'Arbre de vie:

" Entre tes bras s'enlace la vigne, d'où coule pour nous en abondance  le doux vin qui a la rougeur du sang" (Venance FORTUNAT, Poèmes II, 1)

Le jour des Rameaux, l'Evangile de St Marc évoque la Cène et l'Eucharistie: "Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, répandu pour la multitude. Amen, je vous le dis: je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu'à ce jour où je boirai un vin nouveau dans le Royaume de Dieu". Le signe est fort, explicite.

Banière avec calice.jpg

 
(une banière de procession explicite, Ghjunsani, XVIIIème s.)

Que ce pied de vigne figure  non loin de la croix sur la façade Est de San Michele de Murato ne nous surprendra donc pas.

La vigne, on la pratique ici depuis des millénaires, vous le savez bien, vous qui aimez le vin de la Conca d'Oro. Vigne puissamment enracinée dans le terroir corse, comme partout en Méditerranée, en Orient, en Egypte, comme au temps immémorial de Dionysos, de Noé,... comme dans notre pensée, dans nos fêtes.  Vin favorisant l'extase,  l'union spirituelle. Aux Noces de Cana, l'angoisse monte lorsqu'il n'y a plus de vin, et c'est même là le premier miracle de Jésus, de transformer l'eau en vin: on en mesure toute l'importance, la gravité.

Le vin lui aussi transforme. Il transforme du reste, et c'est là le problème, ou en dieu ou en bête... Comme toujours le symbole est une porte entrouverte par où souffle l'Esprit à l'intérieur de chacun : si l'on a besoin d'air, qu'on laisse la porte ouverte, sinon, qu'on la ferme!

 Le grand poète persan Omar KHAYYAM (né vers 1040), presque contemporain de San Michele, dans ses quatrains, célèbre le vin:

« Je bois du vin, et quiconque boit comme moi en est digne.

Si je bois, c’est chose bien légère devant Lui.

Dieu savait, dès le premier jour, que je boirais du vin,

Si je ne buvais pas, la science de Dieu serait vaine. » ( LXXV)

 

« Une seule coupe de vin vaut cent cœurs et cent religions ;

Un trait de vin vaut l’empire de la Chine.

Hors du vin, ce rubis, il n’y a point sur terre

Une seule chose acide valant mille âmes douces » (LXXXV)

 

A prendre comme on veut...

 

Les mystiques musulmans en font aussi un symbole de l'extase divine: le maître soufi RÛMI (Le Livre du Dedans), un siècle après Omar Khayyam, exprime sa sagesse dans une langue familière et simple comme les paraboles du Christ, disant:

"Si les mystiques se servent de comparaisons et d'images, c'est afin qu'un homme aimant mais à l'esprit faible puisse saisir la vérité".

...  Ce qui pourrait s'appliquer à l'artiste roman oeuvrant avec son ciseau sur les pierres de nos églises.

Et encore, à propos de la vigne:

"Avant qu'il y eût en ce monde un jardin, une vigne et du raisin, notre âme était déjà enivrée du vin immortel".

Ailleurs, il écrit, et cela me parle bien:

"Si les chemins sont différents, le but est unique"

L'image de ce cep de vigne de Murato s'adresse à tout homme qui chemine vers l'intérieur de lui-même, pourvu que la porte (de son éveil spirituel ) ait été maintenue entrouverte: cette chapelle San Michele nous emmène en chemin et nous intègre à son silence de pierre. En témoignent la cordelière solide et les délicats entrelacs qui courent sous les rampants du toit, nous faisant en un lien continu solidaires de l'église.

Sous la dernière arcade de droite, l'alvéole désormais vide où s'intégrait à l'origine un bol en céramique polychrome.

façade est vigne.jpg
L'Epoux (le Christ) s'adresse à l'Epouse (l'âme):
 
"Ouvre-moi, je suis déjà en toi-même, mais ouvre-moi pour que je sois en toi avec plus de plénitude. Ouvre-moi afin que je puisse accomplir en toi une nouvelle entrée. Je te donnerai la rosée d'un nouvel élan d'amour... je ferai tomber goutte à goutte sur toi les secrets de ma divinité"
(Gilbert de HOYLAND, dans ses Sermons sur le Cantique des Cantiques)
A la santé de tous ceux qui aiment le bon vin!
la Dive Bouteille.jpg
(La Dive Bouteille Bacbuc: Rabelais, Pantagruel...)
(à suivre)
Lorsque commence la Semaine Sainte, les amis confrères vont avoir beaucoup de travail , dans chaque communauté de Corse se vivront Offices des Ténèbres, Chemins de Croix, processions, et là encore, quelles que soient les croyances, l'athéisme ou/et  la spiritualité de chacun, ce sera une semaine d'émotion pour les gens dans les villages qui reconquièrent entre autres par leurs chants et leurs déambulations communautaires une image "respectable" de leur identité... Une certaine façon de résister ici à l'uniformisation généralisée.

 

 

 

 

 

 

Murato, San Michele (suite 6): le carré, le cercle et la croix

Autour du carré, du cercle et de la croix:

 

Murato modillon carré blog.jpg
Toujours la façade Sud.
La figure du carré et du cercle...
Ce modillon par sa simplicité et son évidence avait attiré mon attention. Le genre de petit dessin mécanique que vous auriez pu gribouiller sur un bout de papier pendant une conversation téléphonique.  Oui, schéma surgi de nulle part, spontané, archétypique... Une sorte de Mandala...
 Ici, un carré traversé par ses diagonales; à l'intersection, une coupe portant en son centre une sorte de nombril; à l'extrémité des diagonales, des "clous".
La forme de la coupe centrale a immédiatement réveillé chez moi la vision de ces coupes d'offrande tenues par les personnages sculptés sur les innombrables urnes cinéraires du Musée Etrusque Guarnacci, dans notre chère Volterra...
sarcophage du Magistrat Cerveteri.jpg
Comme ici, sur ce Sarcophage du Magistrat, Cerveteri, V° S av.J;C., Musée Grégorien Etrusque: le mort tient dans sa main droite, posé sur son nombril, cette coupe rituelle d'offrande.( tiré de : "La terre des Etrusques", ed. Scala)
 
Au centre, l'Omphalos, le nombril du monde, le centre spirituel de la communication entre le monde souterrain des morts, la terre des vivants et le monde céleste. Axe immobile du monde. Dans les tombes étrusques, supportant la coupole, le pilier central semble assurer cet office.
Hypogée pilier Volterra.jpg
comme ici, dans cet hypogée dans la campagne immédiate de Volterra,
tombe étrusque Volterra.jpg
ou ici, dans cette reconstitution de la tombe Inghirami (II ° siècle av. J.C.) de Volterra, Musée Archéologique de Florence.(idem "La Terre des Etrusques", éd. Scala)
Dans le même ordre d'idées, le Bethel de Jacob, " la maison de Dieu", pierre sur laquelle Jacob avait dormi et songé:
"Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu. Il eut un songe: voilà qu'une échelle était plantée en terre et que son sommet atteignait le ciel et des anges de Dieu y montaient et descendaient. Voilà que Yahvé se tenait devant lui (...) (...) Jacob s'éveilla de son sommeil et dit: "En vérité Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas!" Il eut peur et dit:
"Que ce lieu est redoutable! Ce n'est rien moins qu'une maison de Dieu et la porte du ciel" Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet. "(La Genèse)
Le Béthel de Jacob, les pierres dressées ou menhirs, la pierre sacrée et noire de la Kaaba à la Mecque, le temple d'Angkor, le moindre cloître et son puits central, tout comme chaque sanctuaire signent le centre du monde, le lieu de la communication entre le ciel et la terre.
Sur cette figure de Murato, le cercle est à l'intérieur du carré. Sa forme parfaite, enclose, centrée, indique l'homme intérieur qui peut, du centre, découvrir de façon continue le monde créé exprimé par le carré.
"Homo est clausura mirabilium Dei" : "Ainsi, l'homme est la clôture des merveilles de Dieu" ( Hildegarde de Bingen)
 Cette figure du carré est ici doublement stabilisée: par la perfection de sa forme, par l'immobilisation des clous fichés aux quatre angles droits, et par son centre commun au cercle: du reste, par ce centre,  ce carré forme en réalité une figure à cinq points qui m'évoque encore autre chose:
castirla 005 ensemble blog.jpg
Sur cette fresque de San Michele de Castirla (proche de Cortè), on peut distinguer, trônant au milieu de la voûte en cul de four de la chapelle, le Christ Pantocrator entouré du Tétramorphe.
La figure centrale du Christ et autour, les symboles des quatre évangélistes (l'homme, le lion, le taureau et l'aigle) fixant aux quatre coins de l'univers créé les messages du Livre. Cette fois-ci, cette espèce de carré se trouve contenu dans la figure céleste du cercle (la voûte)... la quadrature du cercle... En tous cas, jamais l'un sans l'autre!
Sur cette fresque, comme dans d'autres chapelles en Corse, derrière la tête du Christ l'on aperçoit les murs de la JERUSALEM CELESTE, telle qu'elle apparait dans l'Apocalypse de St Jean:
"L'ange me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel d'auprès de Dieu, brillante de la gloire de Dieu... Elle a une haute et grande muraille, avec douze portes; à ces portes sont douze anges, et des noms inscrits, ceux des douze tribus des fils d'Israël. Il y a trois portes à l'Orient, trois portes au Nord, trois portes au midi et trois portes à l'Occident. La muraille de la ville a douze pierres fondamentales sur lesquelles sont douze noms, ceus des douze apôtres de l'Agneau. Et celui qui me parlait tenait un roseau gradué, en or, pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville est quadrangulaire; sa longueur est égale à sa largeur. Il mesura la ville avec son roseau, soit douze mille stades; la longueur, la largeur et la hauteur en sont égales"
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Dans l'une  des enluminures espagnoles des Apocalypses de Beatus( X°s) qui illustrent l'Apocalypse de St Jean, le centre de cette Jérusalem céleste est habité par l'Agneau portant sa croix, manifestant l'Homme nouveau.(Encyclopédie Wikimedia)
Une fois de plus la simplicité évidente de la perception du nombre quatre nous vient de notre statut particulier de bipèdes orientés: devant, derrière, en haut, en bas, à droite, à gauche ... Perception des quatre points cardinaux à partir du centre que nous sommes à l'intersection des axes nord/sud et est/ ouest. Tout concourt à faire de ce nombre Quatre l'expression de la perfection de la Création. En y ajoutant le centre où se croisent les diagonales ... ou les bras de la croix.
 
La Croix:
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Représentation de "L'homme carré", d'après les dimensions données par Sainte Hildegarde de Bingen (dans: "Initiation à la symbolique romane" de Marie-Madeleine DAVY, ed. Flammarion, Champs histoire)
La grande mystique, "théologienne cosmique" (selon l'expression de Régine Pernoud), médecin et musicienne de l'âme Hildegarde de Bingen (XIIème s.) nous propose ici une vision "étalonnée" de l'homme-microcosme, inscrit dans une croix faite de l'intersection de deux bras composés chacun de cinq carrés...
Entrelacs croix front est blog.jpg
Croix entrelacs, au-dessus de l'abside
"L'homme, selon Hildegarde, est donc régi par le chiffre 5. Les raisons du choix sont claires. L'homme possède 5 parties égales dans sa longueur et 5 parties égales dans sa largeur, 5 sens, 5 extémités (tête, jambes,bras). "(...)
" Si un homme est étendu, les bras et les jambes allongés, un compas placé au centre du nombril peut en tracer la circonférence " (idem: Initiation à la symbolique romane).
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Retour à Murato: ici, au centre du fronton Est, au-dessus de l'abside, la croix reçoit la lumière du soleil levant et la fait passer à l'intérieur de l'église.
Faire le vide. 
Ici, il ne reste plus du carré que le vide des quatre bras de la croix faisant passage entre l'extérieur et l'intérieur, le visible et l'invisible, l'humanité et la divinité.
Ici s'achève la rêverie de ce dimanche autour du carré, du cercle et de la croix.
(à suivre...)

Murato, San Michele (suite 4): à propos des sirènes

Sirènes ...
Murato sirène blog.jpg
 
"Il faut observer qu'après des siècles de culture basée sur l'écriture, sur le livre, nous revenons à l'image et nous devenons capables de concevoir la portée réelle de ces signes. En effet, que font la publicité, le cinéma, la télévision, sinon utiliser un langage d'images dont la force convaincante est évidente? (...) La psychanalyse, Jung en particulier, a révélé la portée incalculable de cette sorte de mémoire accumulée dans notre inconscient, les archétypes qui sont le produit d'une culture universelle.
(...) Que des millénaires plus tard, les Romans aient retrouvé un langage comparable à celui des hommes préhistoriques, une préécriture s'inscrivant dans l'édifice sacré, fait qui n'a pas d'équivalent ailleurs dans le monde à cette date, est la preuve de la réalité d'une structure. En fait, si l'on possédait des séries complètes de toutes les images qui ont précédé l'art roman, on pourrait voir que, contrairement à l'opinion d'Emile Mâle, à aucun moment la tradition symbolique propre à l'Occident ne s'est perdue et que, loin d'être un renouvellement, le symbolisme roman est un aboutissement."
(Liminaire du "Lexique des Symboles" d'Olivier Beigbeder, collection ZODIAQUE, introductions à la nuit des temps)
 
 
Nous voici en présence de "la sirène" ou plutôt du "triton" bifide, si du moins l'on accepte l'idée que les mains maintiennent des queues de poisson et non des pieds. Ce modillon fait suite (comme par hasard) dans notre lecture ambulatoire, au motif du livre maintenu ouvert par les mains emmanchées sur un même bras (note précédente). Nous rencontrons ce thème ailleurs: la Trinità d'Aregno, San Quilicu de Cambia...
Si ce personnage appartient au monde des sirènes:  image ambiguë, personnage amphibie, doté d'une double nature aquatique et terrestre, doté ici d'un visage souriant, "croisant" ici sa double appartenance avec une espèce de plénitude joyeuse.
L'évocation du mot sirène nous conduit tout d'abord à un autre type ambiguë : les cruelles sirènes de l'Odyssée, ces créatures ensorceleuses, dotées d'ailes et de griffes qui fascinent les malheureux navigateurs qui n'auraient pris le soin, tel Ulysse, de se faire attacher solidement au mat de leur navire pour pouvoir entendre la bouleversante beauté de leur chant: ce chant  annihile la raison du voyageur et entraîne irrémédiablement une plongée dans les profondeurs océannes de l'inconscient dont on ne revient jamais. Ou du moins dont on ne revient pas sinon totalement transformé ... Fou ou enrichi? Naufrage ou rédemption?
Notons que dans la tradition des vieux Mésopotamiens, la terre ferme reposait en quelque sorte sur un soubassement liquide: Apsû, ou Engur , signifiant cette "énorme réserve d'eau douce sur laquelle devait bien flotter le sol, puisqu'on la rencontrait partout pour peu qu'on le creusât, et qu'elle s'en échappait  par les sources et les cours d'eau." (Dictionnaire des Mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction d'Yves Bonnefoy, 1981 chez FLAMMARION)
Dans les mythes mésopotamiens, se détache - aux côtés du dieu Enki (sumérien)/ Ea ( accadien) -  la figure civilisatrice de l'ummânu, ou de l'apkallu (terme sumérien): "Super techniciens, sages incomparables, génies fameux, ils ont été considérés comme les héros civilisateurs, ceux qui ont enseigné aux hommes, encore frustres, tout ce qui constitue "la vie civilisée" (...) : "l'écriture, les sciences et les techniques".(idem)
Et la sirène ou le triton, dans tout cela, me direz-vous?
J'y viens: parmi ces apkallu, le premier d'entre eux est Uanna: Oannès , le "Sage", celui qui apporte la connaissance des arts, des lettres, de la science, de l'astronomie, de la religion... A quoi ressemble-t-il? D'après Berose le Babylonien, prêtre-astronome- historien (3°siècle av.J.C.), Oannès est un "initié", envoyé par EA, le grand dieu de la mer et de la sagesse de la ville-Etat d' Eridu, sous le règne du premier Roi antédiluvien (entre 4500 et 4000 ans av. J.C.):
Oannès a l'apparence du poisson, mais il possède une tête d'homme sous celle de poisson, et des pieds également par-dessous semblables à ceux d'un homme joints à la queue de poisson, et sa voix et son langage aussi sont articulés et humains ; de jour il séjourne auprès des hommes qu'il enseigne,  la nuit il retourne dans les profondeurs de la mer.
 
Une fois de plus le mythe croise la science. L'homme-poisson continue de hanter notre imaginaire et ce modillon sculpté peut en témoigner, à l'heure où l'on découvre que la survie de l'humanité dépend de la vie des océans...
 
Qu'elle soit de plumes ou d'écailles, la sirène (ou le triton) de par sa double nature mêle deux mondes: le connaissable et l'inconnaissable, le monde d'ici-bas, et le monde de l'au-delà. Voilà de quoi en terroriser plus d'un. Tout à la fois physique et spirituelle, c'est, de par son ambiguïté une créature inquiétante pour de nombreux penseurs de l'Eglise: alors la sirène ou le triton représentent une idée particulièrement dangereuse de la luxure, transformant, dans cette acceptation, l'homme pécheur en animal. La bestialité et sa représentation la plus "dynamique" (l'énergie vitale du sexe ), seraient alors clairement désignés sur ces modillons de Murato et de Cambia (ci-dessous). C'est l'acceptation la plus commune. Le geste des mains emprisonnant les jambes/queues traduiraient alors l'immobilisation de la démarche spirituelle par la luxure (jambes ouvertes) et ses acolytes, gloutonnerie, ivrognerie, consommation immodérée des biens de ce monde...
 
A vous de choisir l'interprétation qui vous convient le mieux: éveil à la spiritualité et  travail de transformation visant à l'unité de soi, ou emprisonnement dans une animalité supposée pécheresse. Dans ce geste de contrôle, qui contrôle qui?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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"l'homme-poisson" de l'église San Quilicu de Cambia
La figure du triton bifide (ou de la sirène) appartient au discours " classique" des sculpteurs romans: on la rencontre sur de nombreux chapiteaux(Chaspuzac, Saint Rémy de Haute-Loire, Brioude, Paray-le Monial, Colombiers etc...), avec des connotations tantôt maléfiques tantôt bénéfiques...
Enfin: pour certains, la présence de sirènes bifides sur les murs des églises romanes indiqueraient des croisements souterrains de cours d'eau. Il serait sans doute intéressant, dans cette perspective, de venir à Murato avec des sourciers pour vérifier la présence de l'eau sous ce sanctuaire.
C'est une idée que j'accueille d'autant plus volontiers que tous ces lieux sacrés semblent avoir été été choisis avec une sensibilité, une connaissance dont nous avons aujourd'hui perdu l'instinct: les églises anciennes agissaient comme des "piles" d'énergie , mettant en communication le monde terrestre des vivants avec celui, souterrain, des trépassés et avec le monde céleste de Dieu, des saints et des anges. Par l'intermédiaire, en particulier de l'autel consacré et de ses saintes reliques: l'autel devenant alors le centre symbolique du cosmos, l'axe du monde - en tous cas l'endroit le plus "chargé" de l'église, " la porte du ciel", une puissante invite à l'ascension spirituelle. Encore une fois, ces lieux étaient souvent déjà investis par les précurseurs du christianisme, et l'on y ressent comme une permanence du sacré inscrit dans le sol.
 
(à suivre)
 

Murato, ( suite 2) l'église romane "San Mieli"

 
Murato, San Michele,
toujours la façade Sud.
 
La deuxième fenêtre en meurtrière a reçu, elle aussi, un décor symbolique fort... On notera là aussi l'alternance des chloritites sombres et des calcaires.
Murato serpents oiseaux blog.jpg
L'archivolte ici s'orne d'une double arabesque formée par deux vigoureux serpents entrelacés ( les queues nerveusement animées, les "cous" solidement noués:la conjugaison, pleine d'énergie! des forces du mal? ), la tête "à l'envers" ( contre nature), la fixité rougeoyante de leurs yeux (fascination), à la gueule ouverte sur des dents aiguisées (un appétit à toute épreuve!) et une longue langue (le verbe séducteur: le serpent détient les connaissances occultes, il assure savoir les secrets de la vie) , s'apprêtant à dévorer un oiseau ( la spiritualité)... Le message est "clair" (on pourrait du moins le croire...)  et nomme le danger qui guette l'homme en quête de spiritualité: mais ne jamais oublier que serpent et oiseau font partie intégrante de chaque humain. Leur nature profonde n'est pas si opposée: voir, par exemple, le serpent-oiseau Quetzal-Coatl des Aztèques...
A gauche l'étoile a huit pointes entrecroisées, celle de droite sept. Ces nombres sont lourds de symboles:MuratoEtoile à 7 branches blog.jpg Muratoétoile huit branches blog.jpg
 
 
 
SEPT:" Il a (...) moins d'importance que le Quatre ou le Trois dont il est la somme, évoquant ainsi l'union de la terre et du ciel (...) Par excellence, c'est un nombre appartenant à l'Apocalypse, ce livre qui a tant marqué l'iconographie romane: les sept Eglises d'Asie, les sept cornes de la Bête, les sept coupes de la colère divine. C'est essentiellement un symbole hébraïque(...) 
HUIT:"Le nombre Huit symbolise la renaissance par le baptême, la résurrection: c'est pourquoi les baptistères et les fonts baptismaux ont souvent la forme octogonale (...) Le Huit correspond  encore aux Béatitudes, aux tons de la musique grégorienne. (...) C'est le nombre de la vie future". "(Lexique des symboles, Zodiaque)
Au centre de l'étoile à sept branches, une deuxième figure étoilée à six branches:
SIX:  " Par opposition au Cinq qui est l'humanité, le Six serait le surhumain,, la puissance: ce chiffre correspond aux jours de la création, aux oeuvres de miséricorde. (idem) 
Au centre de l'étoile à huit pointes, une étoile à quatres branches: quatre éléments (terre, air, eau, feu), quatre saisons, quatre fleuves du paradis (Phison, Géon, Tigre et Euphrate) pour arroser les quatre coins du monde, quatre points cardinaux, quatre Evangélistes, quatre Pères de l'Eglise, quatre vertus cardinales... etc... etc... L'art roman, héritier des civilisations antiques, se nourrit naturellement de symboles.
Notre époque espère tout pouvoir expliquer rationnellement grâce aux progrès de la science, ou du moins recule les limites de l'inconnu: à l'époque romane, tout peut s'exprimer à travers le langage symbolique.Murato fleur soleil.blog.jpg Comprenne qui pourra!
 
Au-dessus de l'archivolte, à la retombée de l'arc sur la gauche, une "fleur-solaire" avec une croix axiale en son coeur: lumière, immortalité,  résurrection. En opposition avec les ténèbres. Alchimie.
 Puis, sous l'arc, une alvéole qui contenait à l'origine un bol en céramique polychrome (on retrouve ailleurs sur l'église ces éléments qui devaient apporter cette touche brillante de couleurs et s'illuminer au soleil).
Murato crapaud blog.jpg Suit une sombre créature accroupie, un crapaud semble-t-il, avec ses gros yeux globuleux. C'est un animal des ténèbres, dédié à Saturne: il est vrai que la pauvre bête ne jouit pas d'une très bonne réputation, et on lui attribue volontiers des accointances avec le monde démoniaque: compagnon des sorcières, en enfer il tourmente sans fin les femmes adonnées à la luxure. Murato eau primordiale blog,.jpgPourtant quelle douceur dans son chant de cristal!
 
Le modillon à sa droite évoque les eaux primordiales de la création, ou bien le déluge: hiéroglyphe de l'eau dans l'Egypte ancienne, symbole universellement répandu dans toutes les civilisations, sur tous les continents... "L'esprit de Dieu planait sur les eaux" (La Genèse)
 
 
 
 
Murato ensemble serpents blog.jpg
Enfin, sous la meurtrière, un bandeau sculpté déroule un chaînage de douze cercles solidaires, deux fois six, et alternant les images  : on retrouve trois étoiles à huit pointes (avec des variations de motif en leur centre), trois sortes de gerbes liées en leur centre, trois motifs de liens entrelacés (avec une sorte de progression de la gauche vers la droite: un brin, deux brins , deux brins et plus; un motif avec deux soleils superposés; deux oiseaux aux attitudes totalement différentes (celui de gauche semble chuter, blessé à mort, celui de droite au contraire s'apprête à l'envol). Au centre, une tête humaine se dégage en relief au-dessus de cette série de maillons, affublé d'une sorte de queue d'oiseau (si je la compare avec le motif de l'oiseau qui le précède) mettant bien l'accent sur le sujet de l'ensemble: c'est bien l'aventure spirituelle de l'homme qui est au centre de l'oeuvre de toute l'église, et chaque motif se lit et s'enrichit au contact de ses voisins. A lire ... ou à ressentir, chaque image provoquant une multitude d'ondes entrecroisées à l'intérieur de celui qui prend le temps de regarder et de rêver. 
Il faut bien accepter de ne pas comprendre: comme, par exemple ( entre autres!) ce cercle contenant les deux soleils superposés
Notre habitude de lecture de gauche à droite nous conduit à ressentir ce bandeau comme un récit dont nous ne possédons pas toute la signification: il y a un avant ( la partie à gauche de la tête ) et un après (à droite). Confusément s'installe une certaine idée de la création,  de l'abondance divine et de l'organisation de la matière créée par séparation et interdépendance des éléments: les deux oiseaux figurant peut-être, à gauche, la chute du premier homme (Adam et Eve), et l'annonce de son destin mortel, à droite, la rédemption spirituelle du nouvel homme ...
Ce qui m'apparait aussi dans cette frise, c'est l'accent mis, dans chaque figure (mis à part les oiseaux) sur le centre: le centre des étoiles est en creux, je me demande même si à l'origine il ne portait pas une pierre rouge comme les yeux des serpents plus haut ; le lien des gerbes; le croisement des brins; le centre des soleils. Histoire de recentrage, de transformation. Alchimie spirituelle.
 
 
(à suivre)