24/03/2014
le toponyme Ghjuvellina par Jean Chiorboli
Sur les chemins escarpés du rêve,
la Pieve de Ghjuvellina:
L'analyse du toponyme Ghjuvellina
par Jean Chiorboli, éminent linguiste oeuvrant à l'Université de Corse, et dont j'avais sollicité les lumières à propos de ce mystérieux toponyme .
(les Aiguilles de Rundinaghja et le village de Castiglione : une région forte et mystérieuse, où il vaut mieux avoir sa tête et ses jambes)
(les Aiguilles de Popolasca vues du Castellu di Serravalle)
(a Tribuna, église pievane de la Ghjuvellina, dédiée aux saints Gervasio et Protasio - façade ouest)
Les voici, proposées dans l' excellente rubrique du site Corse Net infos (à retrouver ci-dessous), où il propose ses recherches et sa réflexion sur la toponymie, les langues régionales, etc ... :
http://www.corsenetinfos.fr/Ghjuvellina-toponyme-Corse-De...
Je cite :
" Ghjuvellina (toponyme Corse) :
Des dieux, des hommes et des montagnes. C'est le thème de la nouvelle rubrique de Jean Chiorboli pour Corse Net Infos
Je reçois de Elizabeth Pardon (https://www.facebook.com/messages/elizabeth.pardon) le message suivant :
"Bonjour, je voudrais solliciter vos lumières quant au toponyme Ghjuvellina - la piève de Giovellina- où chacun donne sa version: avec un joyeux mélange de Jupiter, joyaux, jeunesse ... Mme Moracchini-Mazel émettait l'hypothèse de "Giove" (cf la note récente sur la piève de Giovellina http://elizabethpardon.hautetfort.com/prato-di-giovellina/), ce qui est très séduisant, mais la séduction ne tient pas lieu de certitude scientifique... Toute cette région est magnifique, forte, très anciennement travaillée par les hommes, avec présence romaine du côté de Piève. Dans ce même secteur, sur un plateau fertile qui surplombe celui de l'église pievane "a Tribuna",un village abandonné avec chapelle San Cervone et une grande maison forte ruinées porte le nom de : e Line. Là aussi nous nous interrogeons: pas bien loin au-dessus se trouve la Torre de Monte Albano. Et pas très loin non plus à vol d'oiseau, c'est le castellu de Serravalle ... Tout ceci sous le regard imposant des Aiguilles de Rundinaghja. Enfin je signalerai que toute cette micro -région est parsemée de cailloux ronds assez surprenants (dont un jeune historien, Jean-Michel Colombani qui a écrit son mémoire sur "l'occupation de l'espace dans la Corse médiévale: la Giovellina orientale" se demandait s'il ne s'agissait pas d'éléments liés au volcanisme ancien). Merci, si vous pouvez prendre le temps de me répondre ... Cordialement à vous, Elizabeth Pardon".
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L'auteur me pardonnera de citer ici son message privé. Elizabeth Pardon a bien résumé les données du problème, notamment les "diverses versions" données par ceux qui se sont penchés sur l'origine du toponyme Ghju(v)ellina. Disons d'emblée que du point de vue linguistique aucune des explications citées ne peut être exclue a priori. On a, en schématisant, deux étymons latins possibles: le nom propre JOVIS et le nom commun JUGUM, qui ont pu conduire à Ghjuvellina selon des mécanismes d'évolution phonologique bien connus.
Nous évoquerons aussi la possibilité d'une racine correspondant au français "joyau" (corse ghjuvellu, ghjuellu, giuellu, giuellu) proposé par G. de Zerbi pour le toponyme Giuelli qui s'applique à des jardins situés "dans une zone très irriguée, à la terre fertile" (http://www.worldcat.org/title/noms-de-lieux-de-la-commune... ).
Jugum : topographie, géologie
En latin jugum désigne le "joug", c'est-à-dire un instrument utilisé comme moyen d'atteler des bovins, une pièce de boisqui "joint" (latin jungere) deux bœufs par exemple. Par analogie le mot désigne aussi divers objets dont la forme rappelle un joug, ainsi qu'un sommet arrondi ou une chaîne de montagne. On pense au défilé étroit des "Fourches Caudines" où les Romains se laisssèrent enfermer et furent contraints de passer en signe de capitulation sous le "joug" (ici le mot acquiert un sens figuré).
Nous évoquerons ici des termes corses (pas tous forcément de même origine) qui évoquent des resserrements entre deux parois, des passages entre deux grosses pierres, des endroits exigus, étroits, resserrés. Nous renvoyons notamment au Vocabolario de Falcucci (on a parfois à l'initiale une variation entre GHJ- et CHJ-): ghjova, chjova, chjovu, chjuvellu, chjuveddu, chjuvinu…Du point de vue sémantique on a le sens générique de "rigole" (cf. aussi piova qui désigne aussi un canal d'irrigation ou d'amenée d'eau pour les moulins et les jardins); le point commun de tous ces termes est qu'ils peuvent renvoyer à la notion de col, de passage, de défilé…, en somme à une référence topographique dont le point de départ est laforme du joug, jugum. Cela pourrait donc être la base de Ghjuvellina, avec un double suffixe, -ellu (eddu) et –inu.
Il Giovello (Lombardie)
Il existe en Italie un toponyme Giovello dont la base serait jugum, jughellum désignant alors un petit col. Cependant une seconde hypothèse rappelle l'activité minière de la région, et la présence d'un ensemble de mines (Giuel en langue locale) d'où l'on extrayait des plaques de roche éruptive et schisteuse, de couleur verte, qui servait aussi pour couvrir les habitations.
On hésite entre les deux origines, qui sont peut être étroitement associées: le col, la gorge (jugum) et/ou les carrières de serpentine (http://www.ecomuseovalmalenco.it/).
Jovis: des dieux et des hommes
À propos de Giovellina, Rodié note (prudemment): "peut-être de Giove, Jupiter ; non loin se trouve la pieve de
Mercurio" (http://books.google.fr/books?id=XUR9ngEACAAJ&hl=fr&am...)
Effectivement les noms de lieux perpétuent parfois des cultes et des traditions locales. Les types (italiens) Giove, Giovi, Iovi, Gioia peuvent être des "théonymes" (cf. Iuppiter/Iovis). Gioia (Italie) peut avoir comme base un Iovia employé comme attribut de lieux consacrés à Jupiter, qui n'appartient pas à la tradition latine mais à renvoie au substrat "italique" (osque), même si on a Iovius en latin tardif. Par ailleurs selon certains auteurs, Gioia (Tauro, Calabre) correspondrait à l'italien (et corse) gioia (issu du provençal joi) au sens "cité de joie", de bonheur (Rohlfs).
Il ne faut pas oublier non plus que certains toponymes font référence à des noms personnels (les "noms d'homme" chers à Dauzat): ainsi le mont Giovi en Toscane peut refléter le nom de personne latin Iovius. Pour de plus amples informations sur ce type de toponymes, nous renvoyons aux divers dictionnaires toponymiques (voir par exemple http://www.utetlibri.it/libri/ dizionario-di-toponomastica/).
Nous citons ci-après quelques toponymes corses (graphie IGN) de forme proche des types en question.
2A: Bocca Di Giovo (Pastricciola)
2A: Giovo (Pastricciola)
2A: Giovo (Pastricciola)
2B: Capu Ghiovu (Calenzana)
2B: Costa a I Giuelli (Popolasca)
2B: Gioelli (D'Olmi-Cappella)
2B: Giovaggio (Altiani)
2B: Giovaggio (Altiani)
2B: Giovaggio (Poggio)
2B: Giovaggio (Poggio)
2B: Pinzi a I Giuelli (Castiglione)
2B: Prato-Di-Giovellina
2B: Punta Di Juva (Serra-Di-Fiumorbo)
2B: Ruisseau de Gioielli (Rogliano)
2B: Ruisseau de Giovaccio (Altiani)
2B: Ruisseau de Giovaccio (Altiani)
2B: Ruisseau de Giovaggio (Poggio)
2B: Ruisseau de Giovaggio (Poggio)
2B: Ruisseau de Juva (Chisa)
2B: Ruisseau de Juva (Serra-Di-Fiumorbo)
Conclusion ?
Ghjuvellina : la description et les détails donnés par E.Pardon semblent plaider en faveur de l'explication topographique (jugum), éventuellement géologique. Quand aux autres explications, notamment la référence à un éventuel temple de Jupiter (Jovis), le linguiste ne l'exclut pas, mais passe la main aux historiens, aux archéologues pour confirmer une piste tout aussi séduisante mais qui semble pour l'instant manquer d"éléments concrets.
Ici comme souvent en matière de toponymie, l'approche pluridisciplinaire est indispensable. Faute de travail en équipe (et sur le terrain) les explications les plus brillantes demeurent des hypothèses, plus ou moins vraisemblables.
Jean Chiorboli, Université de Corse, 18-03-2014"
Derrière Castiglione et Popolasca, et non loin de la Cima a I Mori, ces deux toponymes intéressants : Pinzi a I Giuelli et Costa a I Giuelli (carte IGN). Un cheminement ardu pour chercheurs infatigables ...
(détail)
12:31 Publié dans Ghjuvellina, Prato di giovellina, Serravalle, Toponymie corse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : toponyme ghjuvellina, jean chiorboli | Facebook |
17/03/2014
Ghjuvellina: l'occupation médiévale d'e Line
Pratu di Gjhuvellina :
la chapelle San Cervone et e Line
Ce jeudi 13 mars 2014,
(l'arrivée sur le site des ruines de San Cervone )
en la compagnie amicale de Paul Rolles, un enfant de Prato di Giovellina
la découverte du site admirable de e Line, et en attendant de pouvoir lire le mémoire universitaire de Jean-Michel Colombani (1999) :
" L'occupation de l'espace dans la Corse médiévale :
la Giovellina orientale".
Cette pieve de Giovellina fut longtemps sous l'influence de la grande famille des seigneurs Amondaschi:
" Les rares informations concernant la famille seigneuriale des Amondaschi nous viennent des mentions citées dans la chronique de Giovanni della Grossa écrivant au XV° siècle, ainsi que d'un précieux acte datable des environs de 1080, où apparaissent, comme témoins, Ansifredo Amundasco, ses fils et ses frères.
(...) Cet Ansifredo Amundasco avait-il sa résidence au castellu de Supietra (commune d'Omessa) ou bien au château primitif de Prato de Giovellina? Qu'y avait-il alors à Serravalle ? Y résidait-on déjà?"
(G. Moracchini-Mazel, Cahier Corsica 214, p.149/150 - 2004)
Toujours est-il que, sur le territoire de Prato de Giovellina, deux places fortes dominent stratégiquement le paysage :
le Castellu di Serravalle (au-dessus de Pedigrisgiu)
et la Torre di Monte Albano,
où "l'on peut supposer qu'il y eut là, au IX° siècle, une précédente résidence des seigneurs de Giovellina. Sur ses vestiges, on a dû bâtir la tour ruinée que l'on voit aujourd'hui." (idem)
à environ 3 km au S.-E. de Serravalle, dans une position à couper le souffle (ici Prato et les Aiguilles à travers une ouverture de la tour):
" Cette bâtisse carrée (...) placée au sommet d'une douce colline à caractère peu défensif, qui pourrait dater du XV° ou du XVI° siècle environ, a pu servir pour la transmission des signaux par feux dans la lutte contre les Barbaresques. En effet, depuis ce point, la vue à 360° est impressionnante (on y voit Rescamone, Supietra et d'autres Castelli d'Omessa, le San Petrone et les monts de Castagniccia et de Tenda, les sommets des aiguilles de Giovellina ...)" (idem, p. 152)
en passant non loin de la Torre de Monte Albano, nous descendons par une piste cahotique vers le plateau fertile des Line.
Un territoire longuement occupé depuis la période médiévale - et probablement romaine, si l'on en juge par les nombreuses briques et tuiles à crochets d'époque romaine trouvées sur le site de a Pieve (a Tribuna), non loin de là, en contre-bas des Line.
Espace travaillé, modelé, aujourd'hui abandonné. Les beaux chemins d'accès de naguère longés de murs où circulaient gens, bêtes et charrettes sont à présent impraticables, embroussaillés, pierres descellées: désormais royaume des sangliers, 4X4, chasseurs et randonneurs aventureux. La dense végétation des chênes verts, des lierres, des euphorbes, des ronces ... n'a pas encore effacé les traces insignes de la vie d'autrefois.
Quelques images :
la vieille chapelle San Cervone, dont il ne reste plus que le mur sud et cette façade occidentale, coincée entre deux ruines.
(San Cervone , évêque de Populonia, fut sans doute vénéré en Corse dès le lendemain de sa mort en 545)
détail de la façade occidentale
G. Moracchini-Mazel, en examinant ses maçonneries, ses dalles de revêtement, la taille de ses pierres, pensait (dans "Les églises romanes de Corse", 1967) qu'elle pouvait dater de la seconde moitié du IX° siècle. Une construction lui a été accolée contre le mur sud. L'abside a disparu.
le mur sud et ses belles pierres de revêtement roses et dorées.
Une grande maison ruinée occupe le flanc nord de la chapelle.
La porte occidentale de San Cervone,
et son linteau : comme à Tribuna, deux trous ont été creusés dans ce linteau et dans le seuil pour accueillir le mouvement des portes.
l'imposante maison qui borde le mur nord de San Cervone présente à ses angles de bien curieuses constructions, sortes de piliers arrondis.
Si les étages supérieur sont détruits, les pièces voûtées du rez-de-chaussée, elles, restent intactes, et magnifiquement appareillées .
Ici et là, des témoignages d'utilisation, comme ces niches,
ou cette mangeoire
Au fond d'une pièce voûtée, ce mystérieux pilier engagé.
façade et aménagements voûtés : manifestement, les étages supérieurs semblent postérieurs.
et , à nouveau à l'angle, ce démarrage de pilier arrondi.
l'escalier extérieur, et, à nouveau cette sorte de pilier circulaire à l'angle.
... et ce beau four, en parfait état,
qui ne demande qu'à reprendre du service ...
***
A quelques pas de là, les ruines d'une autre bâtisse encore plus impressionnante :
G. Moracchini-Mazel écrit en 1967 ( in "les églises romanes de Corse" ):
" Tout près de San Cervone également, on peut voir les ruines d'une vaste construction, sorte de maison forte où l'on distingue une grande salle avec un pilier circulaire au centre. Un des angles est fortifié d'une tourelle et une entrée est protégée de créneaux. En 1589, Mgr Mascardi rapporte que les évêques d'Omessa résidaient à San Cervone (la famille d'Omessa avait produit plusieurs évêques au XV° s.). Ce sont peut-être là les ruines de leur demeure."
le pilier central d'une grande salle
la tour et une sorte de mâchicoulis
le "mâchicoulis" (?)
portant en son centre une dalle percée d'un orifice ... pour quel usage ?
l'une des tours d'angle
et quelques meurtrières ...
(bref, la vie des seigneurs de l'époque n'était pas
"un long fleuve tranquille" ...)
mais aussi des bassins
successifs ...
les ruines, vues d'en-dessous,
dominant un vaste paysage peuplé de chemins, de vergers, de ruisseaux,
et de nombreuses maisons et palliers,
témoignant d'une intense activité naguère:
Paul Rolles, notre cicerone pour cet après-midi, se lamente : les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas intéressés par leur patrimoine ...
Je traduis cela: les gens d'aujourd'hui n'ont plus besoin, pour l'instant , de ce territoire pour leur survie ... Ce qui n'était pas le cas il y a encore seulement trois générations, où l'on pratiquait volontiers le troc avec les régions voisines, fruits contre farine de châtaigne ou huile d'olive ...
***
Nous sommes à quelques centaines de mètres du site de Pieve,
dite "a Tribuna" (voir la note précédente)
qui baigne, en cet fin d'après-midi de mars,
dans une douce lumière.
le temps de revoir ces murs dépouillés sauvagement de leurs belles dalles de revêtement, et menacés de ruine définitive ...
Merci à Paul Rolles pour sa gentillesse et sa disponibilité, et qui nous a amenées sur ces sites dans son 4X4 conduit de main de maître, et fait partager sa passion pour le patrimoine de son village - et ses interrogations !
et merci aussi à Nicole d'avoir partagé elle aussi cette belle rencontre!
***
Au fait, je ne l'ai pas encore signalé:
toute cette micro-région est parsemée de galets arrondis assez mystérieux,
du style de ce sympathique caillou poilu ...
19:37 Publié dans Prato di giovellina, San Cervone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : e line | Facebook |