11/04/2021
L'oratoire Santa Croce de Poghju d'Oletta: éloge de la ruralité!
Je republie cette note de 2017 sur une des plus merveilleuses confréries de Santa Croce que je connaisse:
La confrérie Santa Croce de Poghju d'Oletta
Piève de Rosolo, diocèse du Nebbio
Ce que j'ai vu ...
en compagnie de Monsieur Antoine Vincenti , maire de Poghju (que je remercie ici chaleureusement pour son accueil et son engagement!) et de Christian Andreani, venu ici en ami, voisin ... et fervent défenseur du patrimoine.
(la façade de l'oratoire Santa Croce, ce samedi 25 février dernier)
A Poghju d'Oletta, sous le hameau d' Olivacce,
à côté de l'église paroissiale San Cervone,
avec ces deux belles photos de Christian Andreani, empruntées
à la notice sur Pioghju d'Oletta pour la
” Médiathèque Culturelle de la Corse et des Corses,
Inventaire préliminaire du patrimoine de la Corse (bâti) sur la base de territoires pertinents (micro-régions de la Corse),
à retrouver ici: http://m3c.univ-corse.fr/omeka/items/show/1096672
(photo Christian Andreani)
la confrérie Santa Croce vue d'en haut
(photo Christain Andreani)
et du côté de la place du Monument aux Morts
la très belle confrérie Santa Croce, construite sur un plan en croix latine, offre aujourd'hui un visage quelque peu délabré par des décennies d'abandon. Depuis peu classée Monument Historique par la volonté de la Municipalité, on ne peut qu'espérer sa restauration: voici un joyau rural bien remarquable parmi tous les oratoires des confréries en Corse.
« La Passion du Seigneur est très en honneur, signe évident des origines franciscaines des confréries en ce pays. Les plus vénérables, eu égard à leur ancienneté, sont érigées sous le titre de Santa Croce, puis Santissimo Crocifisso et Cinque Piaghe di Nostro Signore. Pour l'ensemble de la Corse (271 paroisses), environ 200 confréries sont dûment authentifiées et plus de 125 répondaient au titre de Santa Croce . »
François J.Casta- Christianisme et Société en Corse - Études d'histoire et d'anthropologie religieuses (1969-1996)
On lira également avec profit cet article sur "PAROISSES, CONFRERIES ET DEVOTIONS DE CORSE A L'EPREUVE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE de F.J. Casta:
http://provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156_13.pdf
Revenons à Poghju d'Oletta.
La chapelle Santa Croce aurait été construite en 1666.
D'emblée, elle surprend par la sobre harmonie de sa façade, même fatiguée: animée de pilastres, de niches, avec sa fenêtre ouvragée, l'entablement habité par les anges, son fronton levé vers le ciel ... tout un discours baroque parfaitement maîtrisé et où règne le stuc.
Une confrérie Sainte Croix placée sous la protection des anges ...
(façade, le premier ange de gauche couronnant un pilastre)
" Vous avez préparé pour l'homme le ministère même des Anges"
(Imitation de Jésus-Christ)
(façade, le deuxième ange de gauche)
(façade, le premier ange de droite)
(façade, le deuxième ange de droite)
au centre, au-dessus de la porte, couché dans sa niche,
innocent comme l'enfance,
mais gravement blessé par une lézarde
ce petit personnage nous invite à entrer .
Entrons!
La confrérie a longtemps servi d'entrepôt mais aujourd'hui on a commencé à la débarrasser et ce que l'on découvre est admirable:
Au fond du chœur, daté de 1749, encadré par deux niches, l'ensemble du très beau maître-autel architecturé, tout comme tout le décor des stucs qui ornent et scandent l'ensemble de l'oratoire, est attribuable à un stucateur contemporain d'Ignaziu Saveriu Raffali, et très proche de son style. Merci à Caroline Paoli :" ce stucateur a été très actif dans le Cap à cette période et on peut lui attribuer le décor et le maître-autel de l'église Saint Cosme et Damien de Farinole ou le décor de chœur et le maître-autel de l'église paroissiale d'Olcani, par exemple ".
Nous n'avons, pour l'instant, repéré qu'une signature lisible dans cette confrérie, présente sur l'un des bancs :
Et merci à Monique Traeber-Fontana , présidente de la FAGEC : à retrouver l'article publié dans le cahier CORSICA très intéressant et important n° 172-173-174-175 : L'ART BAROQUE EN CORSE, publié en 1997, cahier que vous pouvez acquérir, comme tous les autres Cahiers Corsica:
FAGEC:
Adresse : San Bastiano, 20213 Castellare di CasincaTéléphone : 04 95 38 34 19
qui l'avait photographié en 1997 : "opera fatta da Maestro Pocchoballi di Lugano", un enfant du Tessin, donc, l'un de ces nombreux Maestri Ticinesi, issus de cette région pauvre de la Suisse italienne (limitrophe de l'Italie) qui, fuyant la misère, exercèrent pendant des siècles leur art loin de leurs montagnes natales et diffusèrent en particulier l'art baroque à travers toute l'Europe, du Sud au Nord et de l'Ouest au fin fond de l'Est, jusqu'en Russie: maîtres stucateurs, sculpteurs, architectes, ingénieurs, ébénistes ...
Une histoire passionnante où se diffusera grâce à eux l'esthétique baroque qui va façonner les édifices les plus remarquables d'Europe, et où l'on rencontrera parmi tant de visages illustres celui de l'immense Borromini ... à retrouver dans ces articles:
Ingénieurs et architectes suisses à travers le monde - E-Periodica
www.e-periodica.ch/cntmng?pid=bts-002:1975:101::9910 avr. 1975 - Ingénieurs et architectes suisses à travers le monde: dédié à la mémoire d'un très grand. Tessinois, l'Ambassadeur Agostino Soldati.Émigrer con gusto : les émigrés italiens et leur contribution à l’économie européenne aux xviie et xviiiesiècles
Pour l'instant on ne sait rien de ce Pocchoballi (ou Poccobelli) sinon qu'il appartient à une famille de Maestri Ticinesi connus depuis le XVI° siècle, et qu'il réalise ici ce mobilier de la confrérie, mettant son art au service d'une communauté rurale très pieuse : une oeuvre populaire témoignant d'un savoir-faire confirmé ...
Pocchoballi réalise donc ces bancs élégants en 1750:
avec l'emblématique IHS (Jesus Hominum Salvator) , la croix et un cœur.
Mais revenons au maître-autel
En haut du maître-autel, bien au centre,
une sorte de "Trône de grâce" composé de Dieu le Père, du Fils matérialisé par la croix rayonnante, et de la colombe du Saint Esprit. Le Père jaillit de son nuage les bras ouverts, accueillant la Passion de son Fils et montrant ainsi le chemin de la rédemption.
De chaque côté, car ici, tout se joue dans la symétrie, deux anges accompagnent le drame, le commentent et dialoguent à la façon du chœur dans la tragédie grecque . Dans cet art populaire, les gestes racontent.
Chevauchant en amazone sa volute de stucs polychromes, l'ange de gauche brandit dans sa main droite un glaive et de son index gauche désigne à notre attention le drame qui se déroule sous lui.
et l'ange de droite semble aussi nous prendre à témoin ...
Le peintre milanais Giacomo Grandi ( actif en Corse dès 1742) a réalisé cette toile de dévotion pour les confrères de Santa Croce, encadrée par d'élégantes volutes et des colonnes torses.
La Vierge a reçu sur ses genoux le corps inerte de son Fils,
la poitrine transpercée par les sept glaives de la douleur. Soutenant la tête de Jésus de sa main droite, sa main gauche ouverte sur un muet lamentu, les yeux tournés vers le ciel, Marie souffre. A ses côtés, agenouillés, Marie-Madeleine et Jean. Cheveux dénoués, Marie-Madeleine baise la main du Crucifié, tandis que de l'autre côté , Jean, le nouveau fils de la Vierge, celui que Jésus aimait, pleure. Derrière eux Joseph d'Arimathie, une sainte femme affligée et un autre personnage. Enfin, la croix dressée, la Santa Croce objet de la dévotion de la confrérie porte encore le "bindellu" drapé sur le patibulum, taché de fleurs de sang . Les deux échelles qui ont servi au "déclouement" de Jésus ( la "Schjudazione") restent dressées sur un fond de ciel crépusculaire.
l'autel et son beau tabernacle "a tempietto" de bois peint,
sur lequel sont représentés d'un côté la Vierge et l'Enfant, de l'autre Saint Jean Baptiste et au centre Jésus tenant sa croix : de la blessure de son flanc jaillit le sang salvateur directement dans un calice ... Point n'est besoin de savoir lire les livres pour comprendre le message!
une représentation que l'on retrouve ailleurs,
comme ici sur le tabernacle de Santa Lucia di Mercurio
Ce même message est délivré sur la magnifique bannière de confrérie de Vallica (Ghjunsani), peinte par Giacomo Grandi.
Revenons à Poghju d'Oletta:
l'ensemble du décor du maître autel, cuve, gradins, colonnes torses... sont réalisés en stucco lucido, un art du stuc transmis depuis l'antiquité et exceptionnellement présent en Corse, ce que nous apprennent les recherches actuelles entreprises par le professeur Oskar Emmenegger et publiées en Juin 2016 dans son livre de 530 pages, intitulé "Historische Putztechniken", techniques de crépissage historiques, avec une vingtaine d'exemples corses de stucco lucido.
>> .
un décor de la cuve
un détail des stucs encadrant la toile: on remarquera le candélabre peint ...
et, au centre de la cuve, le visage du Christ imprimé sur le voile de Véronique.
Sur une contre-marche du maître autel, une inscription difficile à lire car très dégradée et mise en danger par des décennies d'incurie , mais où l'on peut lire une date: 1745 ou 49 ? et où l'on découvre ...
... un petit personnage qui montre du doigt l'inscription :
je veux croire que c'est l'autoportrait de l'artiste stucateur de cette confrérie ... et sa signature, difficilement interprétable:
A(ntoni)° R(...)° S(...)i F(eci)t 1749
Mais il n'était pas seul, semble-t-il, car sur une photo prise par Monique T. Fontana en 1997 de cette contre-marche, l'on aperçoit tout un décor aujourd'hui disparu avec une autre date : 1742
et un second petit personnage doté d'un profil étonnant!
Ils étaient donc deux? Peut-être finirons-nous par trouver le nom des stucateurs qui travaillèrent à Santa Croce dans l'un des livres de confréries en activité à cette époque ?
Il s'agit pour les confrères disciplinati de se mettre à l'unisson de la Passion, de l'avoir constamment sous les yeux pour la vivre pour tenter de se réformer, et " devenir comme le miroir de la vie évangélique en société" (F. Casta, ibidem).
Car tout ici parle de la Passion :
Tout autour de la confrérie, sous la frise colorée et ornant le sommet des pilastres, des petits anges exposent les "arma Christi", les instruments de la Passion ...
l'ange à la colonne de la flagellation et la lance
l'ange à la sentence, à la main (la gifle) et au coq
l'ange à l'échelle, au fouet et à l'éponge
l'ange au marteau
l'ange à la tenaille
l'ange pleurant
l'ange à la croix : il me semble que l'ange fissuré de la façade devait lui aussi tenir une croix
La croix de la Passion (avec les arma Christi)
un crucifix qui mériterait, lui aussi, quelques soins ...
Deux autels latéraux complètent la dévotion de l'oratoire:
à droite, sous un oculus orné de rinceaux (aujourd'hui bouché), fissuré,
l'autel dédié à Saint Michel,
entouré d'un couple d'anges cariatides, dont "celle"-là, qui a pris soin de protéger sa tête comme une femme corse portant une lourde charge sur sa tête ...
un magnifique Saint Michel , peint , là encore, par Giacomo Grandi:
cuirasse et jambières élégantes, jupette ornée d'oranges, casque précieux et empanaché, visage rose et tranquille, brandissant une longue épée et sûr de son bon droit, vraiment, il a fière allure!
le général des milices célestes maintient Satan enchaîné ,
l'affreux général des milices infernales qui roule des yeux furibonds injectés de sang dans un visage manifestement barbaresque ...
sur l'autel, ce joli tabernacle en bois polychrome
De l'autre côté, l'autel de la Vierge: à nouveau cet oculus élégant pendant à travers la corniche, ouvert sur la lumière, celui-ci.
De part et d'autre (comme dans le décor accompagnant l'oculus de St Michel), deux guirlandes de fruits signifiant l'abondance divine.
La toile s'est considérablement dégradée, mais on peut encore reconnaître, trônant au centre, la Vierge et l'Enfant entourés de Saint Sébastien, Saint Antoine de Padoue, à droite, et de Saint Roch et d'un Sain martyr (San Parteo? San Stefano, honorés dans la piève ?)
sur l'autel, un thabor de bois doré
On peut imaginer que la communauté des confrères n'a pas eu cette fois-ci les finances souhaitées pour construire un véritable autel architecturé, et l'artiste a composé un décor peint à fresque pour simuler cette architecture: rinceaux , colonnes torses, chapiteaux corinthiens,
et au centre de l'entablement un médaillon contenant la colombe rayonnante de l'Esprit Saint, si présente sur les autels de la Vierge (rappel de l'Annonciation) : là aussi une fissure menace ...
Au centre de la cuve de l'autel, peinte aussi à fresque, deux lettres entrelacées où je crois lire RM: Regina Maria?
Enfin, rêvons encore un peu: l'oratoire devait à l'origine être décidément particulièrement beau, des restes de décors apparaissent encore sous des badigeons de chaux:
comme ici sur cet arc ...
Il reste au fond de la chapelle un bel élément des stalles qui nous fait regretter amèrement la perte de l'ensemble.
Enfin voici le bénitier de pierre, qui provient peut-être de la première église romane (vers le XII°s.) de San Cerbone de Valaneto, dont il reste encore en place une partie du mur originel dans le clocher de l'église paroissiale actuelle, et qui appartenait au monastère de la Gorgone, puis aux Chartreux de Pise ... mais ceci est une autre histoire que raconte Geneviève Moracchini-Mazel dans "Les églises romanes de Corse" (p.429).
Je terminerai cette note avec le souhait de voir cette magnifique chapelle Santa Croce restaurée et honorée comme elle le mérite: elle me semble toute entière imprégnée de l'effort* des anciens pour traduire avec art leur foi profonde, essentielle, en un temps où rien n'était facile, mais où tout se vivait de façon communautaire et où le monde religieux, même à travers ses exigences les plus sévères, était aussi synonyme de fête ...
La chaleur des coloris, la fantaisie des stucs, le cathéchisme par l'image, et, je n'en doute pas, par les chants, tout concourait à cette fête, jusqu'au message de la mort, car lié au message de la résurrection et de la rédemption.
Eloge de la ruralité: un art populaire, délicat, à taille humaine pour une confrérie de proximité et d'entraide où se mêlaient le sacré et le profane. D'utilité publique comme l'étaient au quotidien aussi il y a peu l'épicerie et l'école dans le moindre village. Un monde fragile qui se délite et disparaîtra si l'on n'y prend garde. Au moins devons-nous en préserver le témoignage, l'expliquer et le transmettre .
*Notons, pour tenter de mesurer cet effort communautaire, qu'en 1655 (donc une dizaine d'années avant la fondation de la confrérie), l'ensemble des hameaux constituant Poghju d'Oletta comptait 200 âmes; en 1761: 270; en 1856: 544; en 1954: 219; en 2013: 207).
Poghju d'Oletta fait partie de la riche Conca d'Oru et ses vignobles produisent de grands crus de l'appellation vins de Patrimoniu. Le 26 août 2016, un violent incendie dévaste près de 500 hectares dans cette région, détruisant en montagne le couvert végétal . Le 24 novembre dernier, un désastre en appelant un autre, un déluge s'abat sur la région, l'eau torrentielle dévale des montagnes mises à nu par le feu, ruisseaux et torrents débordent et dévastent la plaine, coupant la petite route RD 238 qui monte vers Poghju ...
09:48 Publié dans confréries Santa Croce en Corse, fagec, stucateurs du Tessin | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : poghju d'oletta, confrérie santa croce, nebbiu, trône de grâce, stucco lucido, oskar emmenegger, cahiers corsica | Facebook |
Commentaires
Très bel article, chère Elizabeth! C'est une église à sauver impérativement! Où il faut conserver le plus que possible et surtout éviter de repeindre!
Écrit par : Monique Fontana | 14/03/2017
bel article Elizabeth. Il semble que l'intérieur ne soit pad en trop mauvais état.Splendide monument.
Écrit par : sals | 15/03/2017
Bravo et merci d'enrichir notre connaissance du patrimoine corse ! Il y a encore beaucoup à voir !
Bonne continuation
Cordialement
D & JE Guerrini
Écrit par : Guerrini | 15/03/2017
Très bel exposé sur l'oratoire Santa Croce de Poghju d'Oletta ! A rapprocher de la Confrerie Santa Croce de Santu-Petru di Tenda, autre bel exemple baroque dont la façade qui forme un même ensemble avec l'église paroissiale, a été restaurée en 2016 mais dont l'intérieur est malheureusement aussi très dégradé et attend aussi un sauvetage !....
Écrit par : Mattei alain | 16/03/2017
Bravo encore pour ta belle et constante curiosité !
Amitiés
Écrit par : Jean-Christophe Desrues | 23/03/2017
Magnifique article qui met en valeur l'art sacré de la Corse rurale authentique ! A l'heure où notre île menace de se perdre dans les dédales de la grande consommation et les ravages de l'immobilier à tout va, il est bon de recevoir un rappel à l'ordre qui est aussi une mise en garde. A trop chercher à vivre dans le présent, on risque d'en délaisser le passé et gaspiller ses vestiges.
Écrit par : Nathalie Hachet | 28/03/2017
Les commentaires sont fermés.