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13/01/2009

Méditerranée, l'enfance

« Nul n’aborde ici, qu’il n’ait gardé son âme d’enfant », disait Dominique Fernandez.

 

A chacun sa rencontre de la Méditerranée.

 

Ceux qui sont nés sur ses rives, y boivent depuis l’enfance  à la source des couleurs pures, dans les bleus de cobalt intense agités sous la houle, la première couleur dont mon âme s’est trouvée assoiffée, dans les bleus de caeruleum et la chevauchée des nuages lenticulaires drossés par le vent, dans les ocres rouges et les safrans des terres calcinées, les verts sombres par-dessus l’éclat jaune paille des herbes sèches … Y respirent depuis leur premier souffle les odeurs mêlées des pierres âpres, imprégnées de soleil, d’urine de brebis, de larmes de ciste poisseux, de chardons. Vivent sans y penser les mythes civilisateurs, l’ombre des héros, la nuit des tragédies antiques, la lumière de l’enfance cajolée. Ceux qui sont nés sur ses rives apprennent à souffrir de l’absence seulement s’ils en sont séparés, reconnaissent alors la douleur, la soif, la faim, de ce qui était donné à chaque instant et n’existe plus à chaque instant. Réapprennent à vivre, sans. Cherchent à y revenir pour mourir.

 

Pour les autres, à chacun son histoire, sa musique. La mienne commence dans la chanson du train qui nous emmène, mes parents, ma sœur et moi, de Paris vers le Sud. Nous sommes suffisamment petites alors pour tenir pelotonnées entre deux gros sacs de camping dans le filet des bagages. La nuit s’allonge. Bercée au rythme des roues sur les rails, tata, tata, tata, tatata, dans le mi-sommeil de mes sept ans je compte un deux, un deux,  parfois un deux trois et me rendors, dans cette odeur piquante de la locomotive à vapeur, nuit moite un peu trop chaude dans notre compartiment, ponctuée d’arrêts mystérieux, de crissements de freins, de lumières soudaines à travers les rideaux tirés, de la présence d’une main maternelle qui vérifie la sécurité de notre nid en hauteur…

Au petit matin,  embuées, courbatues, nous glissons un oeil par la fenêtre : le jour se lève à peine, on cherche la mer, mais il faut encore attendre, nous disent les parents. C’est quand, la mer ? Déjà quelque chose a changé dans la lumière. Ce n’est pas l’aube de Paris ni même celle de la Sarthe. Des flaques brillantes fusent entre les pins noirs : ciel ou eau ? On guette la mer. On attend la mer. Ce sera bleu quand ce sera la mer. Ulysse, il y a peu, naviguait sur la Grande Bleue, parole paternelle. Lors d’un arrêt, on  baisse la vitre (« e pericoloso sporgersi ») et le parfum du Sud envahit l’espace confiné de notre nuit, un parfum sec, poivré, indéfinissable, vivifiant qui s’engouffre au fond du nez, de la gorge,  mord au cœur pour la première fois. Avant le bleu de la mer, c’est l’odeur des rives de la Méditerranée qui m’accueille et déjà je sais qu’elle va me manquer : j’apprends dans l’instant, jusqu’au vertige, la nostalgie. Je ne sais pas alors la nostalgie de quoi, mais c’est comme si je reconnaissais là ma parenté oubliée. A se demander par quel sort, par quel brassage de migrations, ces gènes-là sont venus se fixer dans les chromosomes sarthois et lorrains. Côté arbre généalogique, je sais depuis longtemps que nous ne sommes pas très étanches chez les aïeules: à l’ouest les Vikings, à l’Est les hordes barbares, Attila et ses collègues, et puis peut-être aussi, sur le marché aux esclaves de Verdun, que sais-je ? Alors pourquoi pas du sang méditerranéen ?

 

Après ce premier contact, pour nous, les filles (mes parents, en amoureux passionnés de la culture et de la langue grecque classique,  avaient explorés passionnément le pays d'Homère et de Socrate quelques années auparavant)  où nous avions campé à La Capte près d’Hyères (les siestes bercées par les cigales, à regarder ce bleu incroyable du ciel,  à travers les longs cils des pins maritimes, et la douceur salée de la mer), l’année suivante l’aventure familiale nous emmenait camper en Italie, confirmant cette appartenance … Entre temps, à Paris, la nostalgie s’était installée, alimentée par une grande carte postale épinglée dans ma chambre montrant je ne sais plus quel beau rivage méditerranéen, bleu à en perdre la raison. Depuis j’ai appris la météo capricieuse de la Méditerranée, les orages violents et leurs pluies diluviennes, et beaucoup plus tard les hivers froids et parfois gris, d’abord en Tunisie, puis en Corse. Mais à l’époque, la Méditerranée de mon enfance était bleue, d’un bleu insolent, focalisant tous mes désirs enfantins de bien vivre. Pourtant nous étions  heureux à Paris, et j’adorais aussi nos vacances sarthoises dans la ferme de Mémé, dans le creux de l’aine des vaches à la traite, derrière les petites troupes de poussins et de canetons, dans la carriole tirée par les solides percherons à la crinière tressée,  à la croupe fumante et aux pattes chevelues ...

 Cette année là, on m’avait offert pour mes huit ans le Gargantua de Rabelais illustré par Samivel et, dans l’édition enfantine des contes et légendes, l’Odyssée. Dans le même temps, l’éducation paternelle nous conduisait souvent, le jeudi, à la découverte du Louvre : il s’agissait de corriger notre « sens esthétique » quelque peu perturbé par la vision des statues saint sulpiciennes subies à la petite école religieuse de notre enfance (le choix de maman, parce qu'il y avait des beaux arbres remplis de merles chanteurs dans le jardin des bonnes soeurs). Pour ma part, je prenais tout avec un égal plaisir : le manteau bleu parsemé d’étoiles dorées de la Sainte Vierge en plâtre, les crucifix tourmentés, les roses pâles sur les joues des saints pâmés aux yeux de verre, le parfum des lys, l’encens et les cantiques aux messes allumaient mon émotion tout autant que les belles statues grecques et romaines, ou - il fallait descendre par quelques marches dans le mystère et la pénombre - le grand Sphinx à la fesse percheronne derrière lequel je pouvais jouer à cache-cache en face d’Osiris et d’Anubis dans leur niche (tout cela a désormais changé de place), les grands taureaux ailés de Babylone, le code d'Hammourabi avec son écriture si serrée, si inconnue (ah, inventer de nouvelles écritures!), si régulière sur son basalte si noir, si lisse  . Tout me faisait rêver, Gargantua et Pantagruel, Ulysse, Circée, la douce France de Chinon et les flots bleus de la Méditerranée, les Saints et les Anges, les héros de l’Antiquité, le Chat botté et la Petite Sirène (naturellement pour moi il était évident qu'elle était méditerranéenne, celle-là!), Aladin et Peau d'Ane, tous des proches... Le fait est qu'encore aujourd'hui, c'est ma famille élargie.

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