18/10/2013
Aregno, église de la Trinità, regards sur la façade occidentale
Aregno, a Trinità
Balagne
église pievane de la Pieve d'Aregno, Diocèse d'Aleria,
au lieu-dit Pieve,
dédiée à la Trinità et à San Giovanni Battista.
(ces jours-ci, après restauration: la haute façade s'étire vers le ciel dans la lumière en ce début d'après-midi d'octobre.
La façade occidentale:
une invitation à la démarche spirituelle
En prélude, cette citation de Marie-Madeleine Davy dans le prologue de son " Initiation à la symbolique romane" (Champs histoire, éditions Flammarion):
"La différence entre les hommes se réduit à celle-ci: la présence ou l'absence de l'expérience spirituelle. Si lumineuse qu'elle soit, cette expérience n'est pas acquise une fois pour toutes, elle est vouée à des approfondissements successifs, c'est pourquoi l'homme en qui elle s'accomplit est attentif aux signes de présence, aux symboles qui tels des lettres lui apprennent un langage, le langage de l'amour et de la connaissance. L'homme spirituel est instruit par les symboles et quand il veut rendre compte de son expérience ineffable, c'est encore aux symboles qu'il a nécessairement recours .
(...) Les symboles sont autant de regards animés, de mains pleines de trésors.
L'important est de savoir qu'ils sont en nous et autour de nous, attendant patiemment d'être reconnus"
La piévanie d'Aregno, dédiée à la Trinità et San Giovanni Battista, se dresse aujourd'hui au milieu du cimetière communal.
Cette église pisane, habillée de ses belles dalles de granit de trois couleurs - ocre doré, gris foncé, blond - est datable, comme sa soeur San Michele de Murato, du XII° siècle. Classée Monument Historique depuis le 11 août 1883.
Dans son ouvrage : "Les églises romanes de Corse", G. Moracchini-Mazel nous montre, à travers ces "dessins anciens relevés à la fin du XIX°s. en vue de la restauration de l'église de la Trinità " (p. 128) ce que pouvaient voir les visiteurs de l'époque, avant restauration. Le campanile n'a jamais retrouvé sa place dans l'édifice.
"A l'origine,la porte occidentale de l'église d'Aregno était une ouverture surmontée d'un arc en plein cintre sans tympan - ce qui est assez rare dans l'architecture romane de Corse - ; c'est la restauration de la fin du XIXe siècle qui a fait disparaître cette disposition pour mettre à la place de l'arc inférieur un linteau momnolithe (...)" - Geneviève Moraccchini-Mazel, Corse romane, ZODIAQUE, la Nuit des Temps.
Notons que dans les dessins de Gaubert réalisés entre 1886 et 1889, la façade occidentale se présente comme aujourd'hui. A retrouver sur le site:
"GAUBERT, Dessins pris sur place de 1886 à 1889, Recherches sur les origines de la Corse par les Monuments"
www.cerviotti.com/Publiergaubert/index.html
Pour commencer, et en attendant de rentrer à l'intérieur nouvellement restauré par Madeleine Allegrini, voici quelques regards sur la façade occidentale.
Au-dessus de la porte d'entrée occidentale, un arc de décharge animé de quinze claveaux alternant en éventail couleurs sombres et claires. Les pierres gris clair sous l'arc font partie de la restauration de la fin XIX° S., de même que le linteau monolithe triangulaire qui a remplacé un premier arc en plein cintre, visible sur les dessins anciens.
De part et d'autre de l'arc de décharge et par lui réuni, un premier couple avec ces deux personnages en haut-relief:
à gauche, debout, une femme (?) ou un clerc (?) portant un calot plat sur la tête, solidement planté(e) jambes écartées et mains sur les hanches,
- difficile de ne pas y voir une femme, en cette lumière d'octobre -
habillé(e?) d'une robe tombant jusqu'à ses pieds.
et à droite, de l'autre côté, cet homme totalement nu, assis, tenant sur ses genoux ce qui pourrait être un volumen ou un bâton de commandement.
Tous deux sont équipés de grandes oreilles rondes, pour mieux entendre: la Parole divine? le Jugement? Car ici se rendait sans doute la Justice au tribunal de la piévanie:
" C'est ainsi qu'il faudrait savoir si elles (les statuettes) ne seraient pas l'allégorie des différents pouvoirs qui s'exerçaient dans l'édifice, judiciaire (rouleau de la loi) et ecclésiastique (robe)" (in: Les églises romanes de Corse, p. 114, G. Moracchini-Mazel)
(- voir la note sur a Tribuna de Prato de Giovellina:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/04/20/pieve-de-giovellina-torre-di-monte-albano-et-a-tribuna.html )
Ces deux statues sont à comparer avec les deux mêmes personnages rencontrés à San Michele, à Murato:
(Murato, l'homme nu au volumen)
(Murato, le personnage en robe, jambes écartées, mains sur les hanches )
Même fonction, semble-t-il ...
***
Au-dessus de l'arc de décharge et du couple, quatre arcs aveugles animent à leur tour la façade:
"Le Trois et le Quatre qui, additionnés, donnent Sept et multipliés font Douze, sont les nombres auxquels le christianisme assigne le plus de vertus. Dans la pensée de saint Augustin, ils expriment respectivement l'esprit et la matière, l'âme et le corps: "Numerus ternarius ad animam pertinet, quaternarius ad corpus".
(...) Quatre est le nombre des éléments (terre, air, eau, éther ou feu), des saisons, des fleuves du paradis ( Phison, Géon, Tigre et Euphrate) qui irriguent les quatre régions de la Terre, des humeurs qui irriguent le corps de l'homme (...)et déterminent les tempéraments ou complexions de l'homme (sanguin, lymphatique, bilieux ou nerveux). Quatre est encore le nombre des Evangélistes, des grands Prophètes, des principaux Pères de l'Eglise tant d'Orient que d'Occident, des Vertus cardinales. (...)
(Lexique des Symboles, Zodiaque)
Je retiendrai, pour ma part, entre autres, la vision des quatre Vivants de l'Apocaypse, des quatre Evangélistes, chaque arc surmontant les cinq pilastres formant une porte - un accès vers la Jérusalem céleste?
Chaque arc porte un décor différent: cordelière, fleurs, denticules, double cordelières. Sous chaque arc, dans une sorte de cupule creusée prenait place autrefois une céramique polychrome, aujourd'hui disparue.
A la retombée des arcs, cinq modillons sculptés:
au centre, une tête de bovidé, sur un fond végétal: représentation de l'animal noble du sacrifice, celui du Christ ? Le feuillage, lui, symbolise, à mon sens, la puissance du renouvellement spirituel, à l'aune de la renaissance du printemps.
De part et d'autre, un couple de bêtes apprivoisées, si l'on en juge par la corde qu'ils portent autour du cou:
à gauche, Dame Ourse, montrant les dents mais docile,
à droite, Messire Ours, dans toute sa vigueur.
- évocation de notre part animale contrôlée et tenue en laisse: l'homme charnel en route vers la spiritualité.
le modillon de l'extrême gauche montre un fauve dévorant une créature (humaine?)
et celui de l'extrême droite, un animal sauvage bondissant:
la hure d'un sanglier, la silhouette d'un bison ...
***
Au-dessus, bien centré, immobile, transperçant la façade de sa bouche d'ombre à travers laquelle jaillit la lumière du Verbe:
" Au commencement était le Verbe
et le Verbe était avec Dieu
et le Verbe était Dieu...
Tout fut par lui
et sans lui rien ne fut.
De tout être il était la vie
et la vie était la lumière des hommes
et la lumière luit dans les ténèbres...
Le Verbe était la lumière véritable
qui éclaire tout homme ..."
(Prologue de l'Evangile de Saint Jean)
"Le Christ est le jour vraiment éternel et sans fin"
(Zénon de Vérone)
cet oculus énigmatique, bordé "à l'extérieur" de vingt et un poinçons carrés de taille décroissante, enroulés en spirale dynamique,
...un serpent se mordant la queue, comme l'Ourobouros : dont nous avons une représentation bien intéressante sur le tympan du grand baptistère roman (XII° s.) San Giovanni Battista, sur le site de la piévanie de Rescamone, à Valle di Rustinu.
(disque de bronze du Bénin: Histoire de la Civilisation africaine, Frobenius 1936)
- évoquant le cycle du perpétuel recommencement des heures, des jours, des saisons ... avec la présence "à 10h" d'une sorte de flèche - ou de compas ? 21 poinçons , en chemin pour le nombre 24 ( les Vingt-Quatre Vieillards de l'Apocalypse ? une représentation de l'année cosmique ?), les trois derniers étant cachés par la mystérieuse figure triangulaire. Dieu, au centre, immobile, maître du Temps.
Le compas de Dieu Architecte créant le monde?
(comme ici, représenté dans une Bible du XIII°s. - Bibliothèque Nationale de Vienne)
Toujours est-il que cet oculus évoque en son centre immobile et passeur de lumière, la porte de la Jérusalem céleste, souvent symbolisée dans les enluminures par l'Agneau mystique:
(comme ici, dans le Beatus de San Millàn illustrant l'Apocalypse de saint Jean, X° siècle, Madrid, Biblioteca Nacional).
***
Au-dessus de l'oculus, deux baies géminées, ( la lumière de l'Ancien et le Nouveau Testament ?) séparées par une petite colonne,
et surmontées d'un tympan portant en relief à nouveau un couple de deux vigoureux serpents entrelacés, dotés de queues fourchues, protégé, unifié par un arc mouluré non moins vigoureux :
gardiens du temple ou serpents maudits et terrassés, tête en bas ?
(Murato, San Michele)
Voilà qui nous rappelle à nouveau l'iconographie de San Michele de Murato ...
Au même niveau, huit arcs et leurs modillons sculptés - têtes, crochets ...
Le nombre Huit symbolise la Vie nouvelle, la renaissance par le baptême, la résurrection, c'est le chiffre de la perfection et de l'infini. Ce n'est pas pour rien que ces huit arcs ornent le sommet de la façade.
***
Enfin, là-haut, sous la corde qui enserre la totalité de l'église, au sommet du fronton et dominant l'ensemble, l'extraordinaire personnage en ronde-bosse du "tireur d'épine":
assis nu, il immobilise fermement d'une main sa jambe gauche sur son genou droit,
et de sa main droite semble s'enlever une épine du pied.Si la gauche est résolument le côté du monde intérieur, tous les espoirs sont permis ...
thème roman que l'on retrouve par exemple sur un chapiteau de l'église à Grandson (Vau - Suisse)
(Médaillon de Cluny, Musée Ogier)
... et, plus anciennement, dans l'art antique:
(Rome, Musée du Capitole, il Spinario, le Tireur d'épine)
" On lui a aussi associé l'histoire légendaire d'un jeune berger, Gnaeus Martius, qui aurait sauvé Rome en portant au Sénat un message urgent, ne s'arrêtant pour extraire l'épine qui blessait son pied qu'après avoir accompli sa mission. Au Moyen Âge, on retrouve de nombreuses reproductions du Tireur d'épine. Le nom de Martius étant proche du nom du mois de mars, mois qui coïncide souvent avec la période du Carême, le Spinario a donc pu être interprété comme un symbole de pénitence, arrachant « l'écharde de la chair ». (Wikipedia)Toujours est-il qu'à Aregno, les anciens faisaient encore référence à Mars il n'y a pas si longtemps. Mars, mois du Carême ?
Invitation à s'extirper le péché de l'âme, "l'écharde de la chair" ?
Un geste de contrôle pour une démarche spirituelle à laquelle semble nous inviter ce magnifique ensemble de la façade occidentale de l'église de la Trinità d'Aregno, dans la douceur de ses granits polychromes, la sobriété de son architecture animée par le discours de ses pilastres, arcades, fenêtres, oculus, modillons, sculptures en ronde-bosses ...
Une façade cohérente à relire, avec comme exemple ici la "frise " des cinq modillons sculptés du haut de la façade. Voici la lecture que je propose:
les deux modillons extérieurs (le fauve dévorant et l'animal bondissant) témoignent de notre animalité sans contrôle, puis le couple d'ours souligne la maîtrise de cette bestialité, enfin la tête de bovidé appelle à l'abnégation, au sacrifice, après la mort acceptée, à la renaissance dans une vie spirituelle.
L'oculus central nous convie, me semble-t-il, à pénétrer dans la pénombre du Sacré, voire à plonger à l'intérieur de nous-même une fois la dualité de notre double appartenance réunifiée. Transformation du "Vieil Homme" (celui de la Chute, l'homme du péché originel, celui du monde purement matériel) en "Homme Nouveau" (celui de l'harmonisation, de la transcendance du matériel par le spirituel).
Reste l'énigme des deux personnages postés de part et d'autre de la porte d'entrée, détachées en ronde-bosse du mur, tels deux idoles-sentinelles d'un âge immémorial dressées là pour l'avertissement et gardant le passage ...
à suivre pour la visite de l'intérieur...
Pour la comparaison avec la soeur romane d'Aregno, San Michele de Muraro,
vous pouvez retouver les notes sur San Michele:
1°/Murato, église San Michele, ancienne piévanie de Bevinco:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/02/san-michele-de-muratu.html
2°/ Murato, San Michele, toujours la façade Sud:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/14/murato-eglise-san-mieli-suite.html
3°/Murato, San Michele, suite 3
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/19/murato-san-michele-suite-3.html
4°/ Murato, à propos des Sirènes:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/22/murato-san-michele-suite-4.html
5°/ Murato, à propos des symboles:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/26/murato-san-michele-suite-5.html
6°/ Murato, autour du carré, du cercle, de la croix :
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/27/murato-san-michele-suite-6.html
7°/ Murato, à propos de la dualité et du couple:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/03/31/murato-san-michele-suite7-dualite.html
8°/ Murato, conjonction conjugale:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/04/02/murato-suite-8-le-cantique-des-cantiques.html
9°/ Murato, le Cep et la Vigne:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/04/05/murato-san-michele-suite-9-la-vigne.html
10°/ Murato, l'Arbre et la Croix:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/04/12/murato-san-michel-suite-10.html
11°/ Murato, la Vendange mystique:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/04/26/murato-san-michele-la-vendange.html
12°/ Murato, Saint Michel et l'Homme armé:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/05/08/murato-suite-12-l-homme-arme.html
13°/ Murato, l'Agneau mystique:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/06/26/murato-suite-13.html
14°/ Murato, l'intérieur de l'église San Michele:
http://elizabethpardon.hautetfort.com/archive/2009/06/27/muratu-san-michele-l-interieur-de-l-eglise.html
(à suivre!)
15:28 Publié dans art roman, chapelles romanes corses, histoire de l'art, les pierres qui signent, spiritualité, symbolique romane | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la trinité d'aregno, marie madeleine davy, initiation à la symbolique romane, le grand architecte créant le monde, ouroboros, le tireur d'épine | Facebook |