19/11/2019
Venise, hélas, et la tribune de Roberto Ferrucci
Tribune de Roberto Ferrucci
écrivain italien
Le Monde
Dans la nuit du 12 au 13 novembre, Venise est morte. Rien à voir avec La Mort à Venise de Thomas Mann. Je vous parle d’une ville entière à l’agonie. Et ce n’est pas une simple inquiétude, car la gravité de la situation empêche de se laisser aller aux émotions passagères. Non, c’est un sentiment profond qui m’envahit tandis que je marche et regarde autour de moi. Un sentiment de douleur et d’incrédulité. Une prise de conscience aussi : dans certains cas, l’expression « ne pas avoir de mots » a un fond de vérité. Vous pourrez lire mille reportages, y compris cet article, aucun, pas même ceux qui auraient été écrits par des maîtres comme Hemingway ou Emmanuel Carrère, ne parviendrait à transmettre la douleur, la rage, l’incompréhension, la peur, toute cette gamme de sentiments que seul un habitant de Venise, seul celui qui a choisi Venise pour son caractère unique, seul celui qui y est né, peut vraiment éprouver.
Je sors de chez moi, armé d’un carnet, d’un stylo et de mon smartphone pour prendre des photos. Cela avait été déjà mon premier réflexe la nuit du désastre, mais il était alors trop tôt pour en faire le récit. Carcasses de vaporettos, arbres déracinés, chapiteaux de colonnes anéantis, magasins détruits, logements rendus inhabitables. Les deux vaporettos qui ont fait naufrage dans la lagune se trouvent tout près de chez moi. Ce sont les embarcations 191 et 203 de l’ACTV, la société de transports publics de Venise. Ils étaient amarrés là pour la nuit. La tempête a dû les faire se cogner l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’ils se brisent. En face, dans le parc de Sant’Elena, un amas d’arbres déracinés. Je plonge la main dans ma poche, la matinée est grise, mais je m’oblige à chausser des lunettes de soleil. Je veux cacher mes émotions, les garder pour moi.
Plus loin, rue Garibaldi, l’un des endroits les plus vivants et les plus animés de la ville, où les habitants se rendent à l’heure de l’apéro pour discuter dans un des nombreux cafés. Cette rue, l’une des dernières encore authentiquement vénitiennes, a été submergée par une déferlante qui semblait tout droit sortie d’une photo en noir et blanc datée de ce lointain et tristement célèbre 4 novembre 1966, jour de l’acqua grande. Sauf que cinquante-trois années se sont écoulées depuis cette crue historique ; les photos en noir et blanc n’existent plus, elles ont été remplacées par des vidéos numériques en haute définition. La catastrophe, elle, est bien là, plus d’un demi-siècle plus tard, un demi-siècle de progrès dans presque tous les secteurs de nos vies, alors que, pour Venise, rien a été fait, rien qui aurait pu empêcher que cet épisode tragique ne se répète.
La risée du monde avec le projet MOSE
Absolument rien. Nous avons été la risée du monde avec ce projet pharaonique et jamais achevé, « MOSE » (acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico, « module expérimental électromécanique ») [un projet de construction de vannes mobiles envisagé dès 1966, puis lancé en 2003 pour protéger Venise contre les inondations], et entre-temps – je répète : cinquante-trois ans – les choses n’ont fait qu’empirer. Venise a été transformée en un Disneyland unique en son genre. Rien n’a été fait pour préserver son histoire, son art, sa singularité et surtout, sa fragilité.
Le 13 novembre, les touristes souriaient en regardant tout autour d’eux et faisaient des selfies à tout bout de champ. J’aurais voulu les insulter, déverser sur eux toute ma colère, mais je me suis dit que, ça aussi, c’était de notre faute, celle d’avoir donné l’image la plus stéréotypée et idiote de Venise : l’image d’une éternelle carte postale. Nous avons nous-mêmes fini par penser qu’au fond ce n’était peut-être qu’un petit farceur qui avait mis l’acqua alta dans cette carte postale, la « marée haute » et toutes ses conséquences, toutes ces choses que nous nous sommes habitués à voir jusque dans les séries télé.
Pour la plupart des gens, Venise est un bonbon qu’on ne fait que goûter, et nous, les Vénitiens, nous nous satisfaisons de cela depuis trop longtemps. Pourtant, tous les contrastes que nous avons fait semblant de ne pas voir pendant des décennies refont surface aujourd’hui. Ils émergent de toute cette eau, en même temps que remontent les viscères et les déchets de la ville.
Pas une seule boutique épargnée
Aujourd’hui, alors que la douleur commence à peine à s’évaporer, énumérons les épisodes dramatiques survenus cette année à Venise : les bateaux de croisière, les trombes d’eau, des phénomènes exceptionnels d’acqua alta. Sans oublier tous les autres problèmes que Venise connaît depuis des années : des bâtiments historiques aménagés en hôtels, des ateliers d’artisanat qui se transforment en boutiques de souvenirs à 1 euro, des appartements loués exclusivement aux touristes. Cet inventaire devrait nous ouvrir les yeux. Croyez-vous que ce sera le cas ?
En attendant, je marche ; rue Garibaldi, pas une seule boutique n’a été épargnée. Il y a ceux qui se démènent pour remettre en ordre ce qu’ils peuvent et ceux qui regardent tout autour d’eux, abasourdis, sans savoir par quoi commencer. Le désarroi est total, l’échec est manifeste. Ces sentiments se dissipent à la vue d’un groupe de jeunes munis de gants et de grands sacs plastique. Ce sont les étudiants de l’université Ca’Foscari, flanqués d’amis unis par ce merveilleux esprit de solidarité. Ils ont retroussé leurs manches et se sont disséminés par centaines dans tout Venise. Ils aident tous ceux qui en ont besoin.
Un sentiment d’impuissance
Je reconnais un de mes étudiants, je cours l’embrasser et les remercier, lui et ses compagnons. Ce sera le seul moment de soulagement et d’espérance de cette sombre journée. Certains des magasins dans lesquels ils viennent donner un coup de main sont tellement sens dessus dessous que je me demande s’ils ouvriront de nouveau un jour, sachant que, demain ou après-demain, il y a aura une réplique : des crues redoutables, ininterrompues, harassantes et invincibles. Alors, à quoi bon ?
Un sentiment d’impuissance mêlé de rage et de résignation m’étreint. Sur le quai des « Sept Martyrs » , j’aperçois le bar Melograno, où j’ai passé des centaines et des centaines de matinées et d’après-midi à écrire. Ses vitres ont volé en éclats. Je regarde à l’intérieur et je ne ressens plus qu’une profonde tristesse, une douleur brute. C’est le lieu de mon âme, et le voilà réduit en miettes… je réajuste mes lunettes noires. En poursuivant mon chemin, je pourrais remplir des pages et des pages de ces lugubres descriptions mais l’indignation me gagne. Elle surgit quand j’entre dans la galerie-boutique du photographe Marco Missiaja, près de la place Saint-Marc. Je connais peu de personnes qui aiment cette ville autant que lui, qui sachent la regarder avec autant de justesse, à travers les focales de ses objectifs. Cet endroit que j’estime être un concentré de beauté et de talent, et qui donne à voir Venise au monde entier, a été réduit, en quelques minutes, à une sorte de décharge, un capharnaüm de photos chiffonnées, d’appareils cassés et de cadres arrachés.
Avec mon ami photographe, nous parlons du MOSE. Ce grand projet scandaleux et grotesque qui a coûté des milliards d’euros, qui a accaparé tous les fonds destinés à la maintenance de la ville, qui n’a jamais abouti et qui – soyez-en sûrs – ne verra jamais le jour, un projet qui n’aura servi qu’à enrichir les habituels corrompus, dont certains ont fini en prison quand d’autres sont passés entre les mailles du filet. Ce projet n’est pas seulement inachevé et inutile, c’est une pure infamie, puisque, comme cela a été démontré, le chantier MOSE est l’une des causes de ces marées exceptionnelles et toujours plus fréquentes.
Fake news
En ces jours tragiques, tout le monde parle du chantier MOSE, y compris le maire de Venise [Luigi Brugnaro] qui au cours d’une conférence de presse en a profité pour balancer une des « fake news » dont ils sont coutumiers, lui et son parrain, Matteo Salvini – quitte à faire campagne, autant tirer parti de la tragédie non ? Vite inventer une idiotie, hors contexte, de manière que personne ne puisse ni la répéter ni la contredire.
Voici ce qu’a dit le maire textuellement : « Vous savez pourquoi on a choisi un système de vannes cachées dans l’eau. Parce que les écologistes ne voulaient pas qu’on le voie. Ils ont dit, vous ne voulez quand même pas qu’on fabrique des digues dans le port comme en Hollande, nous sommes plus intelligents nous, nous sommes des écolos et on ne doit rien voir. Et ils ont donc inventé ce truc très bizarre. » Comprenez-vous ? Tout ça, c’est la faute des écolos, le projet MOSE aussi ! Voilà quel genre d’homme dirige Venise. Je vous demande de bien garder cela en tête. Il veut des paquebots dans la lagune, des usines à Marghera [port industriel en face de Venise], il pense que la houle causée par les bateaux est un faux problème, etc. Mais, comme Salvini, il est idolâtré et sera probablement réélu en 2020.
C’est là, en sortant de la galerie de mon ami photographe et en rentrant chez moi que j’ai enfin compris : les Vénitiens ont beau ressentir dans leur chair cette destruction, il n’y a que le reste du monde qui pourra sauver Venise. Il faut une organisation supranationale composée de personnes compétentes, parce que nous, les Vénitiens et les Italiens – c’est désormais une certitude –, nous ne sommes pas capables de nous sauver nous-mêmes.
Certes, il doit bien y avoir une personne en mesure de régler nos problèmes, mais désormais, dans mon pays, les électeurs ne choisissent plus ni la compétence, ni la culture, ni le bon sens. Ils choisissent ceux qui parlent à nos tripes, ceux qui crient le plus fort. Nous avons laissé mourir la plus belle ville du monde, et nous avec elle. On peut encore la ressusciter, à condition qu’on nous aide et que cette aide soit imposée par l’ONU ou la communauté internationale. Sauvez Venise, car nous les Italiens, nous le confessons enfin à voix haute, nous sommes les seuls coupables de tout ça.
(Traduit de l’italien par Lucie Geffroy)
Né en 1960 à Venise, Roberto Ferrucci est un journaliste et écrivain italien. Il est notamment l’auteur de Ces histoires qui arrivent, (La Contre Allée, 2017), Venise est Lagune, (La Contre Allée, 2016). Il est très investi, en tant qu’écrivain, pour la sauvegarde de sa ville. Il est également professeur de création littéraire à l’université de Venise et à l’université de Padoue. Il collabore aussi avec la Maison des écrivains et de la littérature à Paris.
Roberto Ferrucci (écrivain italien)
15:53 Publié dans Venise | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roberto ferrucci | Facebook |